"Maestro": pourquoi ce film de Bradley Cooper a suscité un débat sur l'antisémitisme à Hollywood

La décision de Bradley Cooper de porter une prothèse nasale pour jouer dans son nouveau film le compositeur juif Leonard Bernstein, a suscité la polémique et des accusations d'antisémitisme.

Attendu de pied ferme après le carton mondial de A Star is Born, le nouveau film réalisé par Bradley Cooper, Maestro (sur Netflix ce mercredi), sur le chef d'orchestre juif Leonard Bernstein, a suscité une immense polémique avant même sa sortie. En cause: la décision de Bradley Cooper de porter une prothèse nasale pour incarner le compositeur de West Side Story.

Un choix controversé tant il "convoque tout un imaginaire antisémite", explique à BFMTV l'essayiste Illana Weizman, autrice de Des Blancs comme les autres? Les Juifs, angle mort de l'antiracisme (Stock): "Quand [le concept de] race juive a émergé (au XIXe siècle), cette idée qu'il existe des traits physiques et des traits de caractère immuables chez les personnes juives s'est imposée. Et le nez fait partie de cet attirail-là."

Ce choix est d'autant plus étonnant que Bradley Cooper possède en réalité un nez similaire à celui de Leonard Bernstein: "Bradley Cooper a un nez proéminent comme Leonard Bernstein!", réagit Illana Weizman. "Je ne comprends pas pourquoi on lui a ajouté cette prothèse qui est franchement ridicule. J'imagine que c'est le côté Actors Studio: on rentre davantage dans le personnage grâce à un déguisement."

Si pour l'essayiste ce geste n'est pas "intentionnellement antisémite", il doit néanmoins interroger le public. "Il y a quelques années, Bradley Cooper a joué Elephant Man au théâtre sans prothèse ou déguisement. Je trouve ça étrange: pourquoi, quand on incarne un Juif, il faut que visuellement il y ait quelque chose qui marque la judéité et surtout de cette façon-là. Il y a un décalage qui ne va pas."

"L'idée n'est pas de dire que les gens sont antisémites mais qu'ils font quelque chose qui l'est ou le favorise", nuance toutefois Illana Weizman. "Il faut s'interroger sur pourquoi ces actions sont problématiques sans le taxer d'antisémite. C'est important."

"La critique est légitime"

Les enfants de Leonard Bernstein, Jamie, Alexander et Nina, ont assuré dans un communiqué en août dernier être "parfaitement d'accord" avec la décision de Bradley Cooper "d'utiliser des artifices pour amplifier sa ressemblance" avec leur père. "Il se trouve que Leonard Bernstein avait un beau et gros nez", ont-ils assuré. "Nous sommes également certains que notre père n'aurait pas eu de problème avec cela."

"Ils ont pris sa défense, mais la critique reste légitime", réagit Illana Weizman. Bradley Cooper, qui a travaillé six ans sur ce projet, a par ailleurs été préféré à Jake Gyllenhaal. La star de Zodiac, lui-même juif et passé par Broadway, rêvait depuis le milieu des années 2000 de transposer à l'écran la vie du célèbre chef d'orchestre. Mais son projet de biopic n'a pas trouvé grâce aux yeux de la famille Bernstein.

L'Anti-Defamation League (ADL) - équivalent américain de la LICRA - a également volé au secours de Bradley Cooper, estimant que la prothèse nasale portée par le comédien n'était pas antisémite: "Tout au long de l'histoire, les Juifs ont souvent été représentés dans les films et la propagande antisémites comme des caricatures diaboliques avec de grands nez crochus. Ce film (...) n'a rien à voir avec cela."

Coécrit par Josh Singer (Spotlight, Pentagon Papers, First Man), Maetro propose en effet le portrait d'un compositeur de génie à travers sa relation tourmentée avec son épouse Felicia Montealegre (Carey Mulligan) et offre une réflexion sur l'amour, l'homosexualité, la création artistique et les mystères du mariage. Le film aborde aussi dans quelques scènes l'antisémitisme dont il a été victime au cours de sa vie.

"Être Juif n'est pas lié au nez"

Bradley Cooper a lui-même justifié son choix fin novembre sur CBS. "C'est vraiment une question d'équilibre. Mes lèvres ne ressemblent en rien à celle de Lenny. Mon menton aussi. On a essayé, mais ça ne semblait pas satisfaisant [sans la prothèse]... Nous devions le faire sinon je n'aurais jamais cru qu'il était un être humain", a-t-il déclaré en précisant qu'il voyait la prothèse "comme un drap en soie".

"Nous voulions qu'il soit aussi authentique que possible", a complété dans Variety Kazu Hiro, maquilleur prothésiste oscarisé pour avoir transformé Gary Oldman en Winston Churchill dans Les Heures sombres. "[Bernstein] est très célèbre et les gens savent à quoi il ressemble (...) Il était important que Bradley soit le plus proche physiquement de Lenny." L'acteur a aussi porté des bouchons de nez pour modifier le son de sa voix.

"Aucun acteur ne devrait porter une prothèse nasale pour jouer un Juif. C'est une distraction visuelle qui renforce des clichés antisémites qui nous renvoient au Moyen-Âge", ont dénoncé les critiques Malina Saval et Jeff Sneider dans Newsweek. "Si vous avez besoin d'un nez en caoutchouc pour devenir un personnage alors vous n'avez pas compris ce que c'est d'être Juif. Pour ceux qui n'ont pas compris: ce n'est pas lié au nez."

Bradley Cooper n'est pas le seul acteur à adopter une telle prothèse. Plus tôt dans l'année, la comédienne britannique Helen Miren a incarné l'ancienne Première ministre israélienne Golda Meir dans le film Golda. Pour les besoins de ce film, elle a adopté notamment une prothèse nasale. Si la décision de caster une actrice non-juive a été décriée, celle de lui faire porter une prothèse n'a cependant pas été critiquée.

"Jewface"

Le fait de grimer un acteur non-juif en Juif a un nom: la "jewface", équivalent de la "blackface", cette pratique raciste qui consiste à se noircir le visage pour incarner des personnes noires: "Un visage juif, ça n'existe pas", martèle Illana Weizman. "Ce n'est pas une réalité génétique ou biologique. Il y a 80 ethnies différentes! La 'jewface', c'est vraiment reprendre des stéréotypes antisémites."

En écho à ces débats, plusieurs acteurs et actrices juifs ont pris la parole publiquement. "Si [Bradley Cooper] a besoin de porter une prothèse nasale, c'est (...) l'équivalent d'un 'blackface'", a déclaré dans Page Six Tracy-Ann Oberman (EastEnders). "Les Juifs n'ont pas, en fait, un plus gros nez que les autres, Leonard Bernstein, oui. C'est tout ce qu'il y a à dire pour moi", a indiqué Joshua Malina (À la Maison-Blanche).

Si la "blackface" voire la "yellowface" (un acteur se grimant en personnage d'origine asiatique) a été une pratique longtemps courante à Hollywood, employer des prothèses nasales pour incarner des personnages juifs est rarissime depuis la Seconde Guerre mondiale. L'un des seuls exemples reste celui d'Alec Guinness qui arbore un nez proéminent et crochu dans Oliver Twist (1948) pour incarner le voleur Fagin.

En signe de protestation, Israël a interdit plusieurs années après-guerre cette adaptation de Charles Dickens signé David Lean. À Berlin, le public d'une séance fut si choqué qu'il poussa le cinéma à déprogrammer le film. Et aux Etats-Unis, l'ADL (Anti-Defamation League) et la New York Board of Rabbis bloquèrent sa sortie jusqu'en 1951. Date à laquelle le long-métrage pu sortir dans une version rabotée de sept minutes.

Bien qu'il propose une vision plus sympathique du personnage, la version d'Oliver Twist signée Roman Polanski en 2005 fait aussi arborer à Ben Kingsley un faux nez. Imaginé par le romancier britannique Charles Dickens au XIXe siècle, Fagin a souvent été accusé de véhiculer des stéréotypes antisémites. Dans le roman, Dickens appelle Fagins davantage par le mot "juif" que par son propre nom.

Rares rôles juifs

La polémique Maestro a permis de relancer un autre débat présent à Hollywood: la tradition d'acteurs non-juifs interprétant des Juifs - "et pas uniquement des personnages qui se trouvent être juifs, mais des personnages dont la judéité constitue leur essence", a dénoncé récemment dans son podcast l'humoriste juive Sarah Silverman, qui joue aussi la sœur de Leonard Bernstein dans Maestro.

De Felicity Jones en Ruth Ginsburg dans Une femme d'exception à Rachel Brosnahan dans La Fabuleuse Mme Maisel, les exemples sont pléthores. Et si des personnages intrinsèquement juifs incarnés par des personnalités juives ont rencontré de grands succès au cinéma (Barbra Streisand, Woody Allen) et à la télévision (Jerry Seinfeld, Fran Drescher, Debra Messing), ceux-ci restent encore trop rares.

Hollywood a par ailleurs rarement produit de films sur la communauté juive - même dans les années 1930 en pleine montée de l'antisémitisme. Alors que ce fléau connaît une résurgence sans précédent depuis quelques années, Sarah Silverman s'interroge: "À une époque où l'importance de la représentation est perçue comme étant essentielle, pourquoi est-ce que la nôtre [celle des Juifs] est sans cesse violée?"

Article original publié sur BFMTV.com

VIDÉO - La minute de Bradley Cooper