Ces médecins et infirmiers ont quitté l’hôpital public et nous expliquent pourquoi

Une soignante manifeste à Paris le 11 janvier 2022.
Bertrand Guay / AFP Une soignante manifeste à Paris le 11 janvier 2022.

HÔPITAL - « Ce n’est pas normal qu’à 32 ans, je demande ma radiation de l’ordre », regrette Antoine*. « Mais j’ai l’impression que c’est mon acte le plus militant. Demander ma radiation et quitter l’hôpital était une forme de grève, de manifestation ultime. » Jusqu’en 2022, le trentenaire était biologiste dans un hôpital public parisien. Après son internat, il décroche, en 2019, un poste de chef de clinique des universités-assistant des hôpitaux. « Pour moi, à l’époque, c’était le graal, mais c’est devenu un cauchemar. À la fin, j’allais à l’hôpital la boule au ventre. »

Si la plupart ne vont pas jusqu’à demander leur radiation de l’ordre, ils sont nombreux à avoir, comme Antoine, quitté l’hôpital public et ses conditions de travail depuis la pandémie. Ceux à qui nous avons parlé étaient infirmier, cadre de santé, chef de clinique ou encore praticien hospitalier. Certains travaillaient dans des petits hôpitaux en zone rurale, d’autres dans des CHU de province, d’autres encore à l’AP-HP. Ils avaient des spécialités différentes et des contraintes propres à leur domaine. Mais tous décrivent la même chose : un hôpital public qui s’effondre, et un système qui écrase les soignants et néglige les patients.

Ibrahim était cadre de santé dans un hôpital public de banlieue parisienne. Après une carrière dans le privé, il a rejoint l’établissement en 2019 pour « faire sa part » et gérer les équipes paramédicales d’un service d’urgence pédiatrique. « Il y a cette idée autour de l’hôpital public : c’est le bienfaiteur, celui qui apporte les meilleurs soins du monde », déclare aujourd’hui le quadragénaire. « C’est un mythe absolu. L’idée que le patient est au cœur des préoccupations, c’est juste une phrase. »

Ne plus être en mesure de soigner

Presque quatre ans après son arrivée dans le public, Ibrahim s’apprête désormais à rejoindre un hôpital privé non lucratif. « Ma décision a été très éclairée. La définition théorique du rôle du cadre de santé, c’est qu’il est garant de la qualité et de la sécurité des soins de l’unité. À un moment donné, je ne pouvais plus garantir cette qualité et cette sécurité. J’ai alerté, alerté. Moi, je ne demande qu’à exercer ma mission, mais on m’empêche de le faire correctement. »

« Je pense que la grosse souffrance des soignants en ce moment, c’est la différence entre l’attente qu’on a du métier, l’image qu’on nous en donne en formation et la réalité du terrain », appuie Valentin*, 29 ans, qui était infirmier dans un hôpital public en région parisienne pendant cinq ans, avant de partir, lui aussi, pour une fondation à but non lucratif. « Je détestais aller aux urgences et voir des patients attendre huit ou neuf heures par manque de médecins, manque d’infirmiers. On nous parle des 14 besoins de Virginia Henderson, pour prendre soin de la personne. Mais en réalité, quand vous avez 20 patients pour un infirmier, forcément, la prise de sang se résume à l’acte : piquer, prendre le tube et partir. Tout ce qui est autour, on n’a plus le temps pour ça. »

Ne plus avoir le temps de soigner. Cette frustration se retrouve chez toutes les personnes interrogées. « Quand on a un patient qui n’est pas bien, on veut qu’il aille mieux. Pour un soignant, c’est comme si on lui attachait les mains et qu’on lui disait ’vas-y essaie de le soigner, fais ton travail’ », regrette Ibrahim.

C’est ce que décrit Vanessa, qui a travaillé pendant dix-huit ans comme infirmière dans un petit hôpital en zone rurale. Plus qu’un métier, le soin était une vocation pour celle qui se déguisait déjà en infirmière au carnaval de son école. Au fil des années, elle a vu ses conditions de travail et l’accueil des patients se dégrader dans son établissement, notamment depuis la mise en place de la fameuse T2A, ou tarification à l’acte. « Il faut faire de l’argent, il ne faut plus garder les gens à l’hôpital, il faut qu’ils sortent vite. Il y a un turnover constant. On ne regardait plus si les patients étaient en capacité de rentrer chez eux et on les faisait sortir dans des conditions déplorables. »

L’infirmière de 40 ans a désormais posé sa plaque dans sa commune et pris le chemin du libéral. « Ça a été dur. Je m’imaginais finir ma carrière à l’hôpital, j’avais plein d’idées, plein de projets. Mais le fait qu’on n’ait pas le temps, qu’on fasse un soin sans être à 100 % dans ce qu’on est en train de faire, rien que ça, c’est maltraitant. On voudrait être bien-traitant, mais le fonctionnement ne nous permet pas de l’être. »

Une rupture entre l’administration et les soignants

Le fonctionnement de l’hôpital public, Thibault, radiologue et maître de conférences des universités au CHU de Lille jusqu’en 2021, le décrit comme une « usine à broyer les bonnes volontés ». « Le problème, c’est que les gens à qui vous enlevez des moyens et vous leur dites : ‘vas-y, fais toujours mieux avec toujours moins’. Ces gens-là, humainement à la fin, ils ne vont pas rester. »

Antoine, l’ancien biologiste qui a fini par demander sa radiation et travaille désormais dans un laboratoire pharmaceutique, confirme : « Au début, on a des gens qui sont motivés et qui pallient les différents dysfonctionnements. Et puis, il y a un moment où on se rend compte que travailler plus, travailler les soirs et les week-ends, ça ne change rien. Plus on travaille comme ça, plus l’hôpital considère que le service tourne correctement et du coup ne donne pas de moyens. »

Au cœur des récits de ces soignants : le manque de moyens mais aussi une bureaucratie souvent sclérosée, qui alimente les défaillances plutôt que d’y remédier. « Il y a une inertie très profonde, très puissante », décrit Ibrahim, tandis que Thibault parle « d’un nombre de strates incalculables pour prendre la moindre décision ». Contactée par email, la Direction générale de l’offre de soins du ministère de la Santé n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Une administration déconnectée de la réalité du terrain, aussi. « On a fait des réunions avec les responsables et les cadres supérieurs, se souvient Valentin. C’est parfois des gens sortant d’écoles de commerce ou de management, qui n’ont pas d’expérience du terrain. Quand on leur explique que quelque chose n’est pas possible, qu’humainement, c’est violent, ils ne veulent pas l’entendre. »

« Je ne pensais même plus à ma famille, j’étais obsédée par cet hôpital »

La pandémie a souvent été un moment charnière pour ces soignants. Si l’arrivée du covid a souligné et empiré la crise du système de santé, c’est après la première vague que la plupart de ceux qui ont témoigné ont perdu espoir en l’avenir de l’hôpital public. Ana*, 39 ans, était anesthésiste en réanimation chirurgicale dans un CHU du Grand Est, épicentre de la première vague en France. « C’était vraiment horrible. Personne ne s’imaginait pouvoir atteindre une situation pareille. Mais pendant tout ce temps-là, on nous a promis que ça allait changer. J’avais vraiment été émue par le discours du président quand il s’est déplacé à Mulhouse, où il a dit qu’il ne nous oublierait pas », se rappelle celle qui a maintenant rejoint l’hôpital d’une fondation à but non lucratif. « Sauf qu’une fois que la première vague est passée, déjà, il n’y avait plus d’applaudissements et tous les autres problèmes ont recommencé. Il n’y a eu aucune amélioration, au contraire. »

Tous dénoncent un manque de reconnaissance couplé à une charge de travail qui envahit la vie familiale et privée. « Avant de partir, je travaillais un week-end sur deux, voire trois sur quatre. Une moyenne de 59 heures par semaine. Les week-ends où j’étais libre, je les passais dans un état semi-comateux », décrit Ana. « Moi, c’est aussi pour ça que je suis partie, assure, quant à elle, Vanessa. Je ne pensais même plus à ma famille, je rentrais à la maison, je ne leur parlais plus. Je ne pensais qu’à l’hôpital. Quand j’étais en repos, j’attendais à côté du téléphone qu’on m’appelle. J’étais obsédée par cet hôpital, qui ne pouvait pas fonctionner. Les patients allaient mal, tout le monde allait mal et il fallait donner, donner, donner. Jusqu’au jour où je me suis levée et je me suis dit ’c’est pas une vie’. »

La décision de partir n’est souvent pas facile et s’accompagne parfois d’un sentiment de culpabilité. « La RH de l’hôpital m’a clairement dit ’pensez à vos collègues, vous partez en libéral pour vous faire de l’argent’, raconte Vanessa. Mais pas du tout, je suis partie pour avoir du temps : du temps à donner à mes patients et à ma famille. »

Thibault s’est, lui, demandé s’il était « en train de trahir la population française ». « Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui se posent cette question-là : est-ce qu’en partant je ne suis pas en train de contribuer à l’effondrement ? Il y a des gens qui restent juste par culpabilité. Mais finalement, je soigne plus de gens depuis que je suis parti et j’ai le sentiment de faire de la meilleure médecine. »

*Les prénoms ont été changés.

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