De Lorie à Wejdene, la grande révolution de la chanson pour pré-ados

Wejdene le reconnaît volontiers: les moins de 12 ans constituent une large partie de son auditoire. "J'ai un public d'enfants", déclarait le nouveau phénomène R&B en juillet dernier dans une interview pour Skyrock. Avec ses textes qui parlent de tromperies et d'ascension sociale, portés par des mélodies entraînantes et des rythmes dansants, celle qui vient de sortir son premier album, 16 (Universal) séduit les adolescents mais aussi les élèves de primaire. En témoignent les nombreuses vidéos d'enfants extatiques à l'approche de la chanteuse de 16 ans, qui circulent sur les réseaux sociaux.

À chaque génération ses idoles. Il y a 20 ans, c'était une autre chanteuse qui déchaînait ainsi les jeunes foules françaises. Toutes les petites filles de l'Hexagone ont traîné leurs parents à la Fnac à l'hiver 2001 pour se procurer le premier album de Lorie, Près de toi (Epic Records), certifié triple disque de platine grâce à leur engouement. Deux décennies d'écart, deux disques que tout oppose et, pourtant, un même public.

"Ce sont deux vedettes à 20 ans d'intervalle qui chantent à des époques très différentes, pour des jeunesses très différentes", explique Gabriel Segré, sociologue, maître de conférence à l'Université Paris Nanterre, et auteur de Fan de... Sociologie des nouveaux cultes contemporains. Ce qui change, c'est que les vedettes, les chansons évoluent. Ce qui reste, c'est la capacité de certaines vedettes à incarner une certaine jeunesse, une culture, et à proposer un miroir valorisant, fidèle et idéalisé à ce groupe générationnel."

Que disent donc ces deux chanteuses de leur public respectif? Lecture comparative de ces deux premiers albums, chacun témoin des enfants de leur époque.

En 2020, on rêve d'argent

"Ces jeunes chanteuses sont très proches de leur public, elles ont presque le même âge (16 ans pour Wejdene, 19 pour Lorie, ndlr), analyse Gabriel Segré. "Elles chantent avec leur vocabulaire, leurs codes esthétiques, leurs goûts, leurs aspirations." Selon ce raisonnement, c'est à la réussite financière que rêvent les petites filles de la nouvelle décennie. "J'suis encore une enfant, mais bon, gros, j'investis", annonce Wejdene dès la première piste de l'album. La tendance se poursuit tout au long du disque avec des punchlines similaires: "T'as besoin de sous? Je te donne" (16), "Je vais chez Gucci, je vais chez Balmain, je finis chez Saint-Laurent" (Arrogante), "Invente un truc qui te sauvera, un business sur le contrat" (Nananeh). Une réussite financière qui s'accompagne forcément de regards d'envie, que Wejdene prend plaisir à narguer: les "jaloux" et autres "haineux" sont très présents dans ses textes.

L'argent est en revanche une notion totalement absente des premières œuvres de Lorie. Jamais la réussite sociale n'est présentée comme un objectif dans Près de toi. En partie parce que les appartenances musicales des deux chanteuses sont différentes. Wejdene est une artiste de R&B, genre influencé par la culture hip-hop. Et, dans son cas, particulièrement par le rap. Cette couleur musicale lui offre un public plus large: la jeune fille est passée cette semaine dans l'émission Planète Rap sur Skyrock, une consécration pour tout artiste qui se lance dans la musique urbaine. Mais elle teinte aussi les thématiques qu'elle aborde:

"Il y a ce côté ego-trip dans le rap", décrypte Narjes Bahhar, responsable éditorial rap chez Deezer. "L'envie de dire qu'on est le meilleur, qu'on possède des choses, de se mettre en avant. De fait, les rimes peuvent être beaucoup plus clinquantes. On peut avoir des références à des voitures, un certain lifestyle. Mais ça raconte une ascension sociale, pas seulement financière. Pour soutenir la famille, pour être disque d'or. Comment on arrive à s'élever dans la société."

Outre l'influence du rap, Narjes Bahhar voit dans les textes de Wejdene le symptôme d'un climat plus global: "Cette réussite sociale qui passe par la réussite financière, on la voit partout aujourd'hui, et pas seulement dans le rap. On le retrouve dans la publication d'un influenceur sur Instagram, d'une actrice. Le rap a un discours décomplexé sur l'argent, mais la parade à la réussite est partout."

Loin du hip-hop, plus loin encore du miroir déformant des réseaux sociaux, c'est dans une pop ultra-assumée que Lorie a fait ses armes. Parce que c'était le genre qui prévalait à l'époque auprès du grand public. Et dans la pop, on parle surtout d'amour.

En 2020, on ne rêve pas de mec

Les garçons étaient presque l'unique thématique abordée par Lorie à l'aube du XXIe siècle. À peine se fendait-elle d'une déclaration d'amour à son père (L'homme de ma vie) et d'un appel à l'harmonie entre les hommes (Se donner la main) pour varier le propos.

Elle avait beau assurer, le temps d'une chanson, qu'elle préférait rester Toute seule, elle se contredisait sur toutes les autres pistes. Tantôt passive ("Cette façon d'être ailleurs comme ça, Il semble bien m'ignorer!" - Près de moi), tantôt offerte ("Tout ce que je vaux, jusqu'au goût de ma peau, je te les offre en cadeau" - Tout pour toi), parfois suppliante ("Si une fois seulement tu pouvais me rassurer, me dire que je te plais" - Je manque de toi), Lorie rêvait de l'attention d'un garçon. Même sa complicité avec sa Meilleure amie était à la merci d'une intervention masculine ("Des fois, on se chamaille / Pour un garçon ou pour un détail", chantait-elle.)

Elle suggérait aussi, chastement, l'éventualité des premiers émois charnels dans une ballade destinée à son correspondant; émois auxquels elle cédait plus qu'elle ne les réclamait ("La prochaine fois que tu viens ici, je serai toute à toi / Je te donnerai ce que tu voulais, parfois..." - I Love You).

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Autant de considérations bien éloignées du quotidien de Wejdene, trop occupée à bloquer le numéro de tout garçon qui se serait mis en tête de l'approcher. C'est presqu'un réflexe: il parle, elle raccroche. "Arrête de m'appeler, c'est mort, tu forces, ne reviens même pas", chante-t-elle dans +33. "Ne m'appelle pas, je suis plus d'humeur, c'est pas comme ça que t'auras mon coeur", prévient-elle dans Miel. "Alors c'est bon, tu m'as trompée? Maintenant, bah je vais te bloquer", lance-t-elle dans Anissa.

Face à une tromperie, justement, nos deux héroïnes suivent deux écoles bien différentes. Blessée mais digne, Lorie se retire sans mot dire: "Ne me dis rien, n'aies pas de remords / Va vers elle, et ne reviens jamais", pleure-t-elle dans Ne me dis rien. Wejdene, dans Coco, réserve un sort plus funeste à sa rivale, cette "meuf d'insta": "Pour la taper je dis pas non / Elle fera moins la maligne, sa grosse tête sous mes talons."

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"Wejdene raconte ses expériences à elle", décrypte Narjes Bahhar. "Elle raconte qu'elle a été trompée, elle demande aux garçons de se mettre 'hors de sa vue'. Elle ne veut rien savoir et elle ne se laisse pas faire. Elle exprime son point de vue, qui est beaucoup moins lisse que ce qu'on entendait il y a 20 ans."

Là encore, la spécialiste y voit un signe des temps qui changent: "Avec toutes les affaires compliquées de ces dernières années, les paroles se libèrent et les consciences évoluent sur les questions relatives aux femmes." Et avec elles, la manière dont les chanteuses populaires parlent d'elles-mêmes.

"On peut se servir comme appui des succès commerciaux d'Angèle ou Aya Nakamura". L'une comme l'autre, dans leurs textes, revendiquent leur indépendance et leur droit de refuser les avances d'un garçon, tout en affichant leur féminité. "Aya Nakamura est une femme qui raconte sa vie de femme, et c'est parce que c'est juste que ça marche. Wejdene, c'est pareil: elle est au plus près d'une réalité qui concerne beaucoup de gens. Dès que l'identification est en marche, on rencontre le succès."

En 2020, on rêve de numérique

Wejdene ne pourrait pas bloquer tout le monde si elle n'avait pas un smartphone entre les mains. Et c'est là l'une des autres grandes différences entre Lorie et Wejdene, celle contre laquelle ni l'une ni l'autre ne peuvent rien: l'avancée technologique. "J'ai plus trop le temps de répondre aux appels, je me suis déconnectée / Mais je réponds toujours en DM, même si je suis certifiée", promet Wejdene dans Arrogante.

Le premier album de Lorie portera toujours l'odeur du papier à lettre parfumé Diddl. Wejdene, elle, s'adresse à une génération d'adolescents qui ont grandi avec un iPhone vissé au poignet, ainsi qu'à des enfants qui rêvent du jour où ils en posséderont un. "Les enfants sont désireux de plus en plus jeunes de se doter eux-mêmes d’une culture qui permet l’autonomie et la distance à l’égard des modèles parentaux", note Gabriel Segré.

Wejdene leur raconte un monde fait de drague en DM, de likes, de certifications et de recherches de profils sur Instagram:

"En écoutant les paroles, ils vont trouver une forme d’initiation au quotidien du pré-ado ou de l’ado, à un certain nombre de thématiques d’éléments de culture: les réseaux sociaux, la relation amoureuse. C'est une façon d’apprendre à grandir en fréquentant des éléments de culture à destination des ados plus âgés", analyse-t-il encore.

En 2020, on rêve - toujours - de modèles

Aussi différentes soient-elles, Lorie et Wejdene remplissent la même mission: "Écouter, aimer ces chanteuses, favorise l'élaboration de l'identité adolescente, à un âge où on a besoin de se créer son propre univers. C'était la même chose pour les Beatles, les Rolling Stones, Patrick Bruel, One Direction... Chaque génération a ses vedettes pour faire sa culture propre, communier, s’investir ensemble dans une passion collective."

Il existe une dernière différence entre les deux chanteuses: contrairement à Wejdene, Lorie n'a pas écrit les textes de son premier album. Peut-être que ses morceaux ne rendaient finalement pas vraiment compte de son quotidien, ni même de celui auquel aspiraient ses jeunes fans. Peut-être reflétaient-ils plutôt l'idée que des auteurs adultes se faisaient des préoccupations d'une adolescente de 19 ans.

Article original publié sur BFMTV.com