"Le lobby de l'alcool dicte sa loi aux acteurs de santé", déplore une association

Deux campagnes de prévention contre l'alcoolisme élaborées par Santé Publique France ont été enterrées par le ministère de la Santé.

Emmanuel Macron au Salon de l'agriculture en 2016 / AFP PHOTO / DOMINIQUE FAGET
Emmanuel Macron au Salon de l'agriculture en 2016 / AFP PHOTO / DOMINIQUE FAGET

“Ne laissez pas l’alcool vous mettre KO”. Cette campagne de prévention contre l'alcoolisme, signée de Santé Publique France, devait s'afficher sur les écrans de télévision à l'occasion de la Coupe du monde de rugby. Elle ne verra jamais le jour, révèle la cellule investigation de Radio France, après une décision de l’ancien ministre de la santé François Braun et son cabinet, en mai dernier. Derrière cette décision, le poids du puissant lobby de l'alcool, estiment les associations qui luttent contre les addictions.

"On s'en doutait, on a maintenant la preuve que le lobby de l'alcool intervient pour influencer les décisions politiques. Ce sont eux qui autorisent les campagnes de prévention et pas le ministre de la Santé, c'est terrible", déplore Bernard Basset, médecin spécialiste en santé publique et président de l'association Addictions France.

Une campagne déjà censurée en juillet

Ce n'est pas la première campagne de prévention contre l'alcool a être finalement abandonnée. Comme le révélait le Canard Enchaîné le 12 juillet dernier, des affiches montrant des personnes en train de boire un verre, avec comme slogan “quand on boit des coups, notre santé prend des coups”, avait été abandonnée.

En revanche, une autre campagne de prévention à destination des jeunes est validée et doit prochainement être diffusée. "Ça montre que c'est le lobby de l'alcool qui dicte au ministère ce que doit être la prévention et ce qu'elle ne doit pas être. C'est parce que ces campagnes étaient percutantes que le lobby de l'alcool n'en veut pas", poursuit le médecin. De son côté, le gouvernement justifie cette décision de censurer les campagnes par un ciblage jugé insatisfaisant.

À Noël, la campagne qui fâche le lobby du vin

Une pression tout particulière du lobby devenue particulièrement forte depuis l'hiver dernier. Durant les fêtes, Santé Publique France diffuse une campagne de prévention qui pointe du doigt le paradoxe de “trinquer à la santé” de quelqu’un, alors que justement “l’alcool ce n’est pas la santé”.

Une campagne pas du tout du goût du lobby Vin et Société, qui, révèle Radio France, écrit au président pour dénoncer “un slogan inepte”. “Cette campagne ne montre aucune scène de consommation excessive d’alcool, simplement des familles et des amis qui se retrouvent, des moments de partage qui unissent plusieurs générations”, s’insurge Vin et Société dans ce courrier.

"Une suite logique de la politique de Macron"

Une censure de la campagne de prévention qui n'étonne pas les observateurs. "C'est une suite logique de la politique de Macron. Avant d'être président, Emmanuel Macron a fini de détricoter la loi Évin en 2015 sous prétexte d'oenotourisme, puis il a saboté l'opération Dry January en 2020", relève Yann Alex G. "patient expert addictions certifié", auteur du livre Sacrée Descente.

Alors ministre de l'Économie, Emmanuel Macron a dans le cadre de la "loi Macron" allégé la loi Évin en permettant des publicités, en introduisant une distinction entre la publicité et l'information oenologique. Il rend possible la promotion d'une région de production viticole, de son patrimoine culturel, gastronomique ou paysager sans que cela soit considéré comme une publicité condamnable. Ce vote "est un coup dur porté à la santé publique. Je regrette que la loi Macron serve à détricoter la loi Évin", déplorait la ministre de la Santé Marisol Touraine.

"Il a toujours décidé d'arbitrer en faveur des intérêts de la filière viticole"

En 2020, un "Dry January", une incitation à ne pas boire d'alcool en janvier, est sur le point de voir le jour, proposée par Santé publique France qui dépend du ministère de la Santé. Trois jours avant la sortie de la campagne, le président décide d'annuler le Dry January, qui devait se dérouler pour la première fois en France.

"C'est le président de la République qui a pris cette décision. Il a toujours décidé d'arbitrer en faveur des intérêts de la filière viticole (...) La seule raison à cela, c'est la pression, la proximité et le besoin de soutenir la viticulture"; déplorait en 2020 l'addictologue Michel Reynaud, président du Fonds actions addictions, après de France Info.

Les associations déplorent la "pression sociale"

En 2022, en plein "Dry January" organisé sans soutien des autorités, le président de la République se rend dans les vignes et publie un texte de soutien à la filière : "Le vin est indissociable de notre art de vivre, cet art d’être français", écrit-il notamment.

Le vin serait "le plus beau des vecteurs de convivialité", "le vin serait indissociable de l’art d’être Français" : "ces phrases discriminantes impliquent que pour être Français, il faudrait boire du vin". Deux phrases révélatrices de la "pression sociale qui pousse à la consommation et exclut tous ceux qui, pour différentes raisons qui leur sont propres, n’en consomment pas", déplore l'association Addictions France.

La présence du lobby du vin à l'Élysée

Car l'entourage du président est particulièrement sensible à la question viticole. Lorsqu'il entre à l'Élysée en 2017, il nomme Audrey Bourolleau conseillère agriculture, pêche, forêt et développement rural. La Fédération française d’addictologie dénonce alors un possible conflit d'intérêts "au détriment de la santé publique". Car elle a des liens très étroits avec la filière viticole : en 2012, elle est déléguée générale du puissant lobby Vin et société, qui lance alors une grande campagne contre "le matraquage anti-vignoble" et obtient notamment en 2013 une révision de la Loi Évin.

Mais surtout, Le Monde montre dans une enquête comment elle a défendu à l’Élysée les intérêts du secteur de l’alcool, et est intervenue pour édulcorer les stratégies publiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool.

Quand les ministres s'opposaient sur l'alcool

Une opposition entre intérêt sanitaire et interêt du secteur du vin qui se retrouve dans plusieurs échanges entre ministres par médias interposés, que rapporte Yann Alex G. dans son livre Sacrée Descente. En 2018, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, s'attaque au secteur viticole.

"L’industrie du vin laisse à croire que le vin est un alcool différent des autres alcools. Or, en termes de santé publique, c’est exactement la même chose de boire du vin, de la bière, de la vodka ou du whisky. Il y a zéro différence. On laisse penser à la population française que le vin serait protecteur, apporterait des bienfaits que ne conféreraient pas les autres alcools : c’est faux !".

L'impact de l'alcool sur la santé

Une déclaration qui fait réagir : "Il faut arrêter d’emmerder les Français avec ces conneries", lance Emmanuel Macron face à des agriculteurs, tandis que Christophe Castaner relativise les propos de la ministre : "Ne nous emballons pas. Il y a de l'alcool dans le vin, mais c'est un alcool qui n'est pas fort... Le vin fait partie de notre culture, de notre tradition, de notre identité nationale. Il n'est pas notre ennemi. L'alcoolisme est surtout une question de niveau de consommation".

Pour rappel, l’alcool est associé à une augmentation de risque de fibrillation auriculaire de 8% pour 1 verre par jour, augmentant progressivement jusqu’à 47% pour 5 verres par jour par jour. L’alcool est aussi associé à une augmentation de risque d’AVC hémorragique de 67% au-delà de 4 verres par jour Selon Santé Publique France, et est responsable de 49 000 morts par an en France, 3,6 % des dépenses hospitalières en 2012 soit 2,64 milliards € et 8,6 milliards € en soins.

VIDÉO - Carnet de Santé - Dr Christian Recchia : "Enceinte ? Chaque fois que vous buvez un verre d’alcool, vous détruisez un neurone de votre enfant à naître"