Le Liban, vingt ans de cataclysmes

Vue de Beyrouth - STR / AFP
Vue de Beyrouth - STR / AFP

"Je disais à mon frère en blaguant : ‘Il ne manque plus que les grenouilles et Moïse pourra revenir’. Tout ce qu’il s’est passé au Liban c’est inouï." Tarek Sharaf, habitant de Beyrouth intervenant ce mercredi sur notre chaîne, a beau blaguer avec son frère devant la litanie de fléaux qui ont frappé son pays ces dernières années, la double explosion qui a retenti ce mardi en plein coeur du port de la capitale libanaise a bien des proportions bibliques. Au moins cent morts sont à déplorer, tandis que les décombres gisent toujours dans un rayon de plusieurs kilomètres autour des quais.

Marwan Abboud, gouverneur de la ville, a reconnu devant les caméras, selon une traduction livrée ici par Paris Match: "Je n’ai jamais vu ça de ma vie, un désastre aussi grand, c’est catastrophique. C’est une catastrophe nationale. C’est un désastre pour le Liban. (...) Je ne sais pas comment nous allons nous relever après ça." Le malheur provient d'une cargaison de 2750 tonnes de nitrate d'ammonium entreposées "sans mesures de précaution" de l'aveu même du président du Conseil libanais, Hassan Diab.

· Au coeur des manifestations contre le pouvoir

Cette déflagration survient au terme d'un cyle de vingt ans de cataclysmes et souligne douloureusement la faiblesse critique d'un Etat à bout de souffle.

Le drame du port de Beyrouth surgit d'ailleurs dans une séquence politique particulièrement délicate: les manifestations qui embrasent le Liban depuis maintenant dix mois. La contestation était ainsi née le 17 octobre 2019, comme le rappelle Le Figaro qui a dressé ici une chronologie des événements, après l'annonce par le gouvernement de la création d'une taxe sur les communications opérées depuis WhatsApp et Facebook.

Des vecteurs très prisés dans un pays où la téléphonie est très chère et où la population tente de maintenir le contact avec une diaspora nombreuse. Si l'impôt a vite été retiré, le mouvement s'est inscrit dans la durée, multipliant rassemblements et blocages des routes et des artères. Les manifestants dénoncent jusqu'à aujourd'hui le coût des études, la corruption, la classe politique.

Si elle est toujours en cours, la mobilisation a réussi à renverser le gouvernement de Saad Hariri. Les manifestations ont repris en juin dernier, elles avaient dû s'interrompre en raison de la crise pandémique.

· Le coronavirus par-dessus la crise économique

D'après les statistiques, ce mercredi, de l'Université Johns-Hopkins, le Liban a enregistré 5062 cas de coronavirus depuis que le Covid-19 a fait son apparition dans le pays, emportant 65 vies. En-dehors de son volet sanitaire, la maladie a achevé de ravager une économie déjà moribonde. "Aujourd’hui, le pays est à genoux. Les gens n’ont plus les moyens de se remettre sur pied et ils ne pensent plus qu’à quitter le Liban", a expliqué sur notre plateau ce mercredi Rym Momtaz, journaliste ayant grandi au Liban. En face d'elle, notre consultant sur les questions internationales Anthony Bellanger a pointé:

La crise économique touche désormais l’ensemble de la classe moyenne. Les écoles n’ont plus les moyens de payer leurs professeurs. Les hôpitaux ne peuvent payer leurs infirmières. Les Libanais n’ont plus les moyens d‘accéder à leur compte." Il y voit une nouvelle preuve de la décomposition de l'Etat: "Le problème sera de reconstruire. Le Liban n’a pas de dollars, or il faudra reconstruire en dollars, car le Liban ne produit rien et il faudra tout importer. Il faudra donc prêter les dollars au Liban ou qu’on les lui avance. Mais à qui les prêter ? La Banque centrale est faillie, l’Etat libanais n’existe plus depuis une vingtaine d’années."

"Quel Etat normalement constitué aurait laissé en plein cœur de la capitale, en plein cœur de la principale infrastructure du pays, le port de Beyrouth qui a toujours été le cœur battant de l’économie libanaise 2700 tonnes de nitrate d’ammonium, neuf fois plus qu’AZF ?" s'est-il encore interrogé avant de répondre: "Un Etat failli, qui n’existe pas, qui ne contrôle plus, ne punit pas et a été accaparé par des intérêts particuliers."

Quelques chiffres dessinent la descente aux enfers économique du Liban: 45% des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté ; la dette publique atteint 170% du PIB ; la livre libanaise a perdu 80% de sa valeur sur le marché noir, générant une inflation énorme que les salaires n'ont pu suivre.

· La question des réfugiés syriens

Une donnée supplémentaire pèse sur un pays qui menace de péricliter: l'afflux de réfugiés syriens depuis 2011. D'après le recensement de la CIA, le Liban abrite plus d'un million de Syriens, sur une population totale estimée à environ 6,8 millions d'habitants. Si cette population a un poids démographique très important, elle est généralement employée, comme l'écrivait Le Monde il y a quelques mois, comme main d'oeuvre à bas prix.

Il n'empêche, la présence de ce million de Syriens est une difficulté supplémentaire pour un Liban exsangue. Aussi, les autorités mènent désormais une politique très dure à l'égard de ces réfugiés. En 2019, la destruction des constructions en dur de ces voisins immigrés était décidée.

· Le cèdre en révolution

Pourtant, cette contrée - qu'on a longtemps décrite comme la "Suisse" du Proche-Orient pour sa faculté à bâtir sa richesse sur ses banques, vers lesquelles convergeaient de nombreuses fortunes du monde arabe, à défaut de pouvoir la fonder sur des matières premières inexistantes - n'a pas attendu ces nouveaux arrivants chassés de chez eux par la guerre pour plonger dans la crise.

La "révolution du Cèdre" a montré, dès 2005, les plaies béantes blessant, plus ou moins discrètement, la vie syrienne. Elle éclaté après l'assassinat, le 14 février 2005, de l'ex-président du Conseil Rafik Hariri. Une partie des Libanais y voit alors la main syrienne.

Des troubles s'en étaient suivis, autour de la revendication d'un départ des troupes syriennes du pays, tutelle embarassant le Liban depuis trois décennies. Les manifestants avaient certes obtenu le départ des troupes du régime de Damas mais l'influence de celui-ci avait perduré encore quelques années.

· Affrontements avec Israël

Un conflit militaire est encore venu désarçonner le fragile Etat libanais: la guerre contre Israël en 2006, que les soldats de Tsahal considèrent comme la seconde guerre du Liban. Le 12 juillet, des miliciens du Hezbollah, formation politique et paramilitaire chiite, enlèvent deux soldats israéliens à la frontière. Prenant appui sur la présence de deux ministres du Hezbollah dans le gouvernement libanais d'alors, Tel-Aviv tient l'exécutif de Beyrouth pour responsable, déclenchant une campagne de bombardements.

La guerre prenait fin 33 jours plus tard, le 14 août 2006, après la mort de 1200 Libanais, pour l'essentiel des civils, et 160 Israéliens, pour beaucoup des soldats, selon un bilan de cet article des Clés du Moyen-Orient, un bilan qui mentionne aussi le déplacement de 916.000 personnes. 220.000 Libanais avaient d'ailleurs quitté le pays.

L'explosion de mardi jette elle aussi des centaines de milliers de personnes dans les rues: 300.000 Beyrouthins sont sans domicile fixe du fait des destructions. Elle a bien sûr un coût, évalué à trois milliards de dollars de dommages.

Cette fois-ci, le Liban est à la croisée des chemins et des crises: sanitaire, politique et économique. Et il faudra toute la volonté du peuple libanais, de sa classe politique et de la communauté internationale pour l'extirper, enfin, de l'ornière.

Article original publié sur BFMTV.com