Les armées européennes préoccupées par leurs missions de sécurité intérieure

L'emploi de patrouilles militaires pour surveiller les rues des villes européennes et prévenir les attentats met en péril les opérations à l'étranger et pénalise les armées de l'Otan, jugent plusieurs chefs des armées européennes. /Photo prise le 5 septembre 2017/REUTERS/François Lenoir

par Alissa de Carbonnel et Robert-Jan Bartunek BRUXELLES (Reuters) - L'emploi de patrouilles militaires pour surveiller les rues des villes européennes et prévenir les attentats met en péril les opérations à l'étranger et pénalise les armées de l'Otan, jugent plusieurs chefs des armées européennes. La France et la Belgique, deux puissances militaires qui interviennent au sein de missions européennes et de l'Otan, ont réduit les périodes d'entraînement de leurs soldats pour déployer davantage de troupes sur le terrain et laissant l'Alliance atlantique craindre que les militaires se deviennent meilleures sentinelles que guerriers. Certains des 15.000 soldats déployés sur leur territoire national en Europe pour arpenter les rues regrettent que ces missions soient bien éloignées des raisons pour lesquelles ils se sont engagés et ajoutent qu'ils se sentent impuissants devant les attaques terroristes. "Nous sommes postés comme des pots de fleurs, à attendre d'être attaqués", déplore un officier revenu d'Afghanistan pour surveiller les rues de Belgique, un pays qui, comme la France, compte désormais plus de militaires sur son territoire que dans aucune de leurs missions à l'étranger. Dans les deux pays, les militaires chargés de missions de surveillance ont été visés par des attaques, mais ces dispositifs qui ne devaient qu'être temporaires ont été pérennisés. En France, la ministre de la Défense, Florence Parly, présentait ce jeudi en conseil des ministres ses propositions en faveur de la révision du dispositif Sentinelle qu'Emmanuel Macron a appelée de ses voeux le 13 juillet. INCOMPREHENSION L'Italie a commencé en 2008 à déployer des soldats dans ses rues, tandis que la Grande-Bretagne n'a eu que brièvement recours à ce dispositif cette année. Londres, comme Madrid, se tient toutefois prêt à déployer des soldats dans ses villes si le niveau de menace venait à augmenter. A travers toute l'Europe, la question de l'adaptation des forces armées suscite un débat et une inquiétude pour les chefs d'états-majors qui doivent gérer des budgets souvent resserrés, tout en maintenant le moral des troupes et en poursuivant leur aguerrissement. Avant d'être limogé en juillet, l'ancien chef d'état-major des armées françaises, le général Pierre de Villiers, avait relayé l'incompréhension d'une communauté militaire déjà sous tension qui juge que les moyens alloués ne sont pas à la hauteur de ses missions extérieures (Sahel, Syrie ou Irak) et intérieure (Sentinelle). En Belgique, également, les missions de surveillance confiées aux militaires commencent à avoir des effets pernicieux. "J'en vois beaucoup qui quittent nos forces à cause de cette opération", a affirmé le général Marc Thys, qui commande l'armée de terre belge sans donner de chiffres. Cette hostilité n'est toutefois pas partagés par tous. Une source proche du ministère italien de la Défense assure ainsi que les patrouilles menées en Italie n'ont "absolument aucun impact sur les opérations extérieures ou sur l'entraînement". L'OTAN PREOCCUPÉE Au sein de l'Otan, on redoute cependant que ces dispositifs de surveillance domestique complique le déploiement de troupes en Afghanistan ou sur les frontières orientales de l'Europe. "C'est populaire auprès de l'opinion, c'est moins coûteux que la police", relève une source de l'Otan. "Mais s'il fallait venir en soutien de nos alliés de l'Est, un gouvernement retirerait il ses soldats des rues ? Pourrait-il le faire ?" La lutte contre les organisations terroriste tant à l'étranger que sur le territoire national essore les budgets alors même que les membres de l'Otan s'efforcent de démontrer au président américain, Donald Trump, qu'ils sont des alliés fiables après qu'il eut remis en question l'intérêt de l'Alliance atlantique. Avec la multiplication des missions de surveillances menées sur le sol national, sources militaires et spécialistes de la Défense estiment que les responsables politiques vont devoir choisir: augmenter les effectifs, solliciter la réserve ou créer de nouvelles forces de sécurité nationales à mi-chemin entre la police et l'armée, solution retenue en Belgique. "Cela mobilise tellement de personnes que nous rencontrons des difficultés pour déployer des forces pour les missions de l'Onu et de l'UE", souligne une autre source de l'Otan. En France, quelque 10.000 soldats ont été déployés dans les rues dans la foulée des attaques commises en 2015. En Belgique, ce nombre s'est élevé à 1.800. Paris et Bruxelles ont depuis allégé les dispositifs, ramenant leurs effectifs à 7.000 et 1.200 hommes, respectivement. Ces chiffres représentent toutefois près de 10% des hommes que les deux armées sont susceptibles de déployer. EFFET PERNICIEUX Ces missions peuvent par ailleurs avoir un effet négatif sur le moral des militaires. En Belgique, les écoles, bureaux ou entrepôts transformés dans l'urgence en caserne sont "dans état pire qu'en Afghanistan" regrette un soldat montrant des photos de pièces exiguës où s'empile du matériel militaire. Un sondage réalisé en décembre par l'armée belge montre que 45% de ses militaires songent à la quitter, pour rejoindre la police dans un grand nombre de cas, en raison notamment des tensions familiales que leur mission provoque. Le général Marc Thys explique que si les forces armées belges ne se retirent pas des missions à l'étranger, elles disposent de moins de temps pour les entraînements. "Tout est pris en considération, les opérations sur le sol national comme les opérations missions à l'international. Si l'on doit augmenter d'un côté, il faut réduire de l'autre", dit il. Selon le ministère français de la Défense, l'instruction militaire été ramenée de 90 à 59 jours. Cette diminution a commencé lorsqu'ont débuté les opérations de surveillance dans les rues françaises. "Plus ils y participeront, moins ils seront efficace d'un point de vue militaire", prévient le général Richard Barrons, ancien dirigeant des forces armées britanniques. "Mais une fois que l'on s'est engagé sur ce terrain, il faut beaucoup de courage politique pour y renoncer." CHOIX Nouveau chef d'état-major des armées françaises, qui dispose de milliers d'hommes déployés au Sahel, en Irak, en Syrie et ailleurs, le général François Lecointre, estimait au début du mois que des choix vont devoir être faits. "Il faudra faire des choix entre la régénération nécessaire de nos armées qui sortent d'années très difficiles de contrainte budgétaire accompagnées par le surengagement, mais également des choix de renouvellement et des choix de modulation de nos engagements", a-t-il dit lors de l'université d'été de la Défense à Toulon. "La régénération (...) est indispensable afin que l'armée française reste la première armée d'Europe et ne tombe pas dans le piège, dans la cuvette fatale dans laquelle est tombée l'armée britannique", usée après avoir été surengagée en Afghanistan et en Irak, a-t-il souligné. En Italie, où 7.000 soldats épaulent la police, les effectifs sont régulièrement déplacés afin de leur éviter de sombrer dans l'ennui. Cette approche devrait désormais être retenue en France et en Belgique. "OPERATION DE COMMUNICATION" Si les militaires déployés dans les rues sont parfois parvenus à déjouer des attaques, leur efficacité est difficile à établir et certaines attaques les visent désormais directement, comme ce fut le cas en août à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). En France, trois personnes interrogées sur quatre se disaient en juillet 2016 favorables aux patrouilles militaires dans les rues, dit un sondage réalisé par l'Ifop pour le ministère de la Défense. Pourtant, 40% doutent de leur efficacité pour combattre le terrorisme. "C'est une opération de communication, rien de plus", juge Wally Struys, enseignant honoraire à l'École royale militaire belge. Pourtant, ni le général Marc Thys ni d'autres militaires n'entrevoient la fin de ces opérations qui apportent un argument en faveur d'un maintien des budgets de défense. "Ils font désormais partie du paysage", estime Saad Amrani commissaire divisionnaire de police et conseiller politique de la police fédérale belge. "Nous dépendons d'eux." (Avec Sophie Louet, Cyril Altmeyer et Laurence Frost à Paris, Antonella Cinelli à Rome et Alba Asenjo Dominguez à Madrid, Nicolas Delame pour le service français)