L'accord UE-Turquie risque de se heurter à une dure réalité

par Paul Taylor BRUXELLES (Reuters) - L'accord conclu vendredi entre l'Union européenne et la Turquie visant à tarir le flux de migrants transitant par le territoire turc en échange de compensations financières et politiques pourrait échouer dans les prochains mois, aucun des deux camps n'étant en mesure de tenir les engagements pris. Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu et le président du Conseil européen Donald Tusk affichaient des sourires soulagés vendredi à la conclusion de ce pacte qui engage la Turquie à reprendre les migrants qui traversent la mer Egée à partir de ses côtes en échange d'un mécanisme d'échange de réfugiés mais aussi d'une aide financière de six milliards d'euros au total, d'une mise en oeuvre anticipée de la libéralisation des visas pour ses ressortissants et d'une accélération du processus d'adhésion au bloc communautaire. Mais pour endiguer le mouvement migratoire vers l'Europe, Ankara va devoir procéder à un redéploiement majeur de son appareil sécuritaire peu compatible avec les priorités fixées par le président Recep Tayyip Erdogan qui entend mater la résistance kurde et empêcher que la guerre civile syrienne déborde en territoire turc. Avec un sens parfait du timing, le gouvernement d'Ankara a montré sa bonne volonté en annonçant opportunément l'arrestation de plus de 1.700 migrants et 16 passeurs vendredi. TRANSFORMER LA GRÈCE EN PAYS-BAS EN UN WEEK-END ? Pour la Grèce, recenser et renvoyer les migrants qui continuent d'arriver sur ses îles de la mer Egée va imposer de modifier un système d'asile et judiciaire obsolète avec des moyens restreints et une assistance européenne incertaine. Les conditions d'accueil en Grèce sont tellement dégradées que la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que les pays des Balkans, comme la Macédoine, qui y renvoyaient des migrants agissaient de manière inhumaine. Malgré cette situation, l'accord doit entrer en vigueur dès dimanche, avec des premiers retours prévus pour le 4 avril. C'est comme vouloir transformer la Grèce en Pays-Bas en un week-end, a résumé, fataliste, un diplomate européen. La Grèce, dont l'économie peine à sortir d'une longue récession, est déjà confrontée à une crise logistique majeure avec la présence de 43.000 migrants sur son territoire, d'autres continuant à arriver chaque jour bien qu'à un rythme moindre. L'amélioration des conditions météorologiques avec le retour du printemps et l'annonce de l'été devrait ranimer un afflux massif de candidats au départ. La libéralisation des visas pour les citoyens turcs d'ici la fin du mois de juin exige quant à elle une solide confiance des Européens dans la capacité de la Turquie à prendre les dispositions nécessaires pour se mettre en conformité avec une liste de 72 conditions. Pour l'instant, à peine plus de la moitié sont remplies. Les Européens ont également évité le veto brandi par Chypre en acceptant de limiter le processus des négociations en vue d'une éventuelle adhésion à un domaine, le budget, auquel Nicosie ne s'est pas opposé. Cela permet de sortir de l'impasse dans laquelle l'accord risquait de s'engager en raison du refus de la Turquie d'ouvrir ses ports et aéroports au trafic chypriote. Un ajout à l'accord rappelle à Ankara ses engagements en faveur d'une union douanière dans laquelle ses ports devront être ouverts aux Etats membres. "NUL N'HONORERA SES ENGAGEMENTS" Angela Merkel, qui défend la nécessité de cet accord qu'elle a contribué à élaborer, a admis qu'il y aurait sans doute des revers et que les défis légaux étaient importants mais qu'il représentait "un mouvement irréversible". Certains experts estiment toutefois que les dirigeants turcs n'attendent pas des Européens qu'ils tiennent leurs engagements sur les visas, la relocalisation des migrants et l'adhésion mais qu'ils espèrent tirer sur le plan intérieur un avantage politique d'un échec annoncé. "Davutoglu et Erdogan savent pertinemment qu'aucun camp n'honorera ses engagements", explique Michael Leigh, membre du think tank allemand Marshall Fund et ancien directeur général à la Commission à l'Elargissement. "Ce qu'Erdogan veut, c'est une modification des pouvoirs constitutionnels. Il présentera la trahison européenne au bon moment et demandera un vote pour accroître ses pouvoirs", a dit Leigh. Au mieux, poursuit-il, l'UE pourrait honorer sa promesse d'aide financière et encore si l'Allemagne acquitte la majeure partie des trois milliards supplémentaires promis à la Turquie. "Il y a de nombreux aspects de cet accord qui ne sont pas cohérents", a commenté un haut responsable européen. "La plupart des détails vont être réglés plus tard à un niveau inférieur", a-t-il ajouté. Résumant le sentiment dominant, Donald Tusk qui présidait le sommet européen a déclaré: "Un peu de quelque chose est mieux qu'un peu de rien". (Pierre Sérisier pour le service français)