L'abaya peut-elle vraiment être interdite par Gabriel Attal? Le décryptage d'experts en droit

Une manœuvre illégale? Après l'annonce par Gabriel Attal de l'interdiction du port de l'abaya dans les établissements scolaires, Manuel Bompard, le coordinateur de La France insoumise a annoncé son intention de saisir le Conseil d'État.

"Cette réglementation va être contraire à la Constitution", a asséné l'insoumis. Est-il vraiment possible d'interdire cette robe large qui recouvre l'ensemble du corps à l'exception du visage et des mains dans les collèges et les lycées?

"Si Pap NDiaye n'avait pas été sur le terrain de l'interdiction, il y avait une bonne raison. On est en train d'avoir une interprétation très large du principe de laïcité", avance Patricia Rrapi, maître de conférences en droit public à Paris-Nanterre auprès de BFMTV.com.

Discussion autour du caractère religieux de l'abaya

Le prédécesseur de Gabriel Attal avait certes bien rappelé dans une circulaire que ce vêtement pouvait être interdit s'il était "porté de manière à manifester ostensiblement une appartenance religieuse", sans aller plus loin.

L'historien, désormais recasé auprès du Conseil de l'Europe, se fondait sur la loi de 2004 qui porte sur la laïcité dans les établissements scolaires. "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit", peut-on y lire. Parmi ceux-ci, on compte tous les "signes religieux ostentatoires" comme la kippa, le voile ou la croix.

Problème expliquant pourquoi Pap NDiaye n'avait pas été plus loin en interdisant purement et simplement cette tenue: la connotation religieuse de l'abaya fait débat.

"Pour moi, l'abaya n'est pas une tenue religieuse, c'est une forme de mode", a ainsi déclaré Abdallah Zekri, vice-président du Conseil français du culte musulman. En juin déjà, cet organe avait estimé que l'abaya n'était pas un signe religieux musulman.

"Connaître le sens que donne ce vêtement à celles qui le portent"

Même son de cloche pour Haoues Seniguer, maître de conférence à Sciences-Po Lyon et spécialiste de l'islamisme. "En contexte arabe ou dans les pays du Golfe", "l'abaya n'est pas fondamentalement ou initialement un vêtement religieux", a-t-il expliqué à l'AFP. "La meilleure manière pour savoir si c'est religieux ou pas, c'est de connaître le sens que donne ce vêtement celles qui le portent", conclut-il.

En France, le port de l'abaya qui est très récent - les premiers signalements d'académies datent de 2021 - a notamment pu être encouragé par la diffusion de vidéos virales sur les réseaux sociaux, à commencer par la plateforme chinoise TikTok.

Des collégiennes et lycéennes s'y filment en évoquant leur vie quotidienne, la musique, la mode, avec des motifs très divers. Interrogée par BFMTV, une jeune fille évoque ainsi "trouver ça joli, ample", idéal "pour cacher ses formes".

La démonstration nécessaire d'une atteinte à la laïcité

D'autres expliquent cependant y voir une "façon de composer avec la loi de 2004", interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires, comme l'expliquait Mediapart en novembre 2022.

"On n'est pas simplement sur une mode vestimentaire", a assuré de son côté Sonia Backès, la secrétaire d'État à la Citoyenneté sur notre antenne ce lundi soir. "Là, on a des vêtements qui sont uniquement là pour marquer l'appartenance religieuse".

Le ministre de l'Éducation nationale devrait prochainement pouvoir s'appuyer sur "un ensemble de textes" pour interdire l'abaya dans tous les établissements scolaires, avant donc un très probable recours devant le Conseil d'État.

"Le gouvernement va devoir démontrer que l'abaya est ou est devenu un vêtement à caractère religieux. Si les Sages trouvent la démonstration convaincante, cette base juridique tombera forcément sous le coup de la loi de 2004 et sera jugée légale", décrypte le constitutionnaliste Paul Cassia.

Des recours très probables

"Si Gabriel Attal ne parvient pas à démonter que ce vêtement a une dimension religieuse, l'interdiction générale ne pourra pas fonctionner juridiquement"', précise encore ce spécialiste du droit public.

Le fait de demander à une jeune fille de retirer son abaya en cas de connotation religieuse, et non simplement en cas de port de cette tenue, reviendra alors au chef d'établissement, comme c'est actuellement le cas.

Mais même en cas de validation par le Conseil d'État, d'éventuelles contestations sont à prévoir.

"C'est certain que des familles de jeunes filles qui le portent vont arguer d'autres dimensions comme par exemple le fait que cela peut permettre à une jeune fille complexée de camoufler ses formes", avance le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau.

La jurisprudence à géométrie variable du Conseil d'État

Autre caillou dans la chaussure pour le gouvernement: "Le côté imprévisible du Conseil d'État sur les sujets religieux", d'après le juriste Bertrand Mathieu.

"Sur le burkini, les juges avaient dit une chose, sur la question des hijabeuses qui voulaient porter le voile dans le cadre de compétitions de foot, ils ont dit autre chose. C'est vraiment difficile de faire un pronostic sur l'abaya", explique ce constitutionnaliste.

En juin dernier, le Conseil d'État avait certes reconnu que la fédération française de football qui interdit le port du hijab sur le terrain pouvait édicter les règles qu'elle estime nécessaire au "bon déroulement" des matchs. Comprendre: continuer à interdire le port du hijab sur les terrains de football.

Mais elle avait dans le même temps estimé que les joueuses n'étaient pas soumises au devoir de "neutralité" et indique le port du hijab n'avait ni un caractère de "prosélytisme" ni de "provocation".

En juin 2022, le Conseil d'État s'était opposé au nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui permettait notamment aux femmes de se baigner en burkini. Les juges y avaient vu une "dérogation très ciblée" destinée à "satisfaire une revendication religieuse".

Article original publié sur BFMTV.com