Comment l’Argentine s’est entièrement façonnée autour des OGM
L’histoire n’est pas banale : c’est celle d’une plante originaire d’Asie orientale, restée pendant des millénaires confidentielle avant de susciter un engouement mondial, de devenir alors l’objet d’expérimentation génomique américaine, puis d’arriver dans la pampa argentine où elle prospère depuis de façon irrésistible. Cette plante c’est le soja.
Son histoire argentine est celle d’une conquête fulgurante, puisqu’elle s’y est installée, en quelques décennies, jusque dans des régions montagneuses où personne n’était, avant cela, assez fou pour cultiver la terre.
Au-delà de séduire le secteur agricole, cette plante est aussi devenue, en Amérique latine, un maillon clef de l’équation financière liant cette région à l’économie mondialisée. Aujourd’hui, les principaux pays producteurs de soja en Amérique du Sud sont l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay et la Bolivie. Mais le premier à avoir autorisé la culture du soja transgénique a été l’Argentine : en 1996, la superficie du sol semé avec du soja GM était de 1 %, elle atteignait 90 % en 2000-2001. Alors, comment expliquer cette irrésistible conquête ? Quelles en sont les conséquences aujourd’hui ?
Des lois très favorables au développement spectaculaire des OGM
Lorsque les semences génétiquement modifiées arrivent dans la pampa argentine, au milieu des années 1990, elles trouvent un pays où le secteur primaire est déjà roi, avec un climat tempéré, des sols fertiles arrosés de pluie, et, déjà, une très bonne réputation sur le marché international des céréales et, plus récemment, des oléagineux.
Si ces conditions ont joué un rôle indéniable, le fer de lance des OGM est cependant plutôt à chercher du côté du droit, et du gouvernement néo-libéral au pouvoir. L’expansion du soja transgénique résistant au glyphosate a, de fait, grandement bénéficié de deux facteurs : d’abord le cadre juridique garantissant la libre circulation des biens, des services et des capitaux mais aussi la loi argentine sur les semences et les créations phylogénétiques de 1973 qui protège assez peu la propriété intellectuelle des semences car elle reconnait le droit des producteurs à replanter leurs propres cultivars.
Or le soja est une plante autogame c’est-à-dire capable de s’autoféconder, il est donc très facile de produire de nouvelles semences OGM à partir de graines achetées. De ce fait, un marché parallèle de semences de soja transgénique non certifiées s’est peu à peu mis en place, ce qui a permis aux producteurs argentins de les acquérir à un prix bien inférieur à celui pratiqué par les grandes entreprises semencières.
L’émergence d’un nouveau modèle social et économique agricole
On pourrait ainsi penser que les multinationales produisant ces semences n’aient, de ce fait, pas eu grand intérêt à se développer en Argentine.
Mais les OGM n’arrivent pas seuls dans le pays : le modèle de culture du soja transgénique résistant au glyphosate s’accompagne tout logiquement d’une utilisation de cet herbicide, de matériels agricoles conséquents pour supporter cette nouvelle façon de faire de l’agriculture. Et là aussi, les lois argentines en vigueur font tout pour faciliter ce modèle d’agro-business, que ce soit avec l’élimination des taxes à l’export jusqu'en 2002 et de restriction au transport des grains, la réduction voire la suppression de tarifs douaniers sur le matériel agricole, les pesticides et engrais. Si les entreprises transnationales (Monsanto, Bayer, Syngenta, etc..) ne sont donc pas spécialement contentes de voir les graines transgéniques circuler à bas coût sur un marché parallèle, elles peuvent cependant prospérer en Argentine via le combo global de modèle agricole qui s’installe avec la vente d’intrant, de matériel agricole, de formations…
Une nouvelle classe entrepreneurial (l’agro-business) apparaît de ce fait, profitant des exploitations vacantes laissées par des producteurs victimes des effets des réformes libérales permettant la libre circulation des biens et des capitaux mais réduisant les aides aux petits et moyens agriculteurs, l’offre en crédit, et laissant libre cours aux mécanismes de l’hyperinflation et au surendettement
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Quelles promesses accompagnent l’arrivée fracassante des OGM ?
Cet essor spectaculaire des OGM s’accompagne également d’un discours élogieux et parfois même messianique : grâce aux rendements spectaculaires, l’agro-business argentin va nourrir la planète, à la croissance démographique exponentielle.
Sur le plan technique, les OGM sont aussi promus comme un modèle d’efficacité, avec moins de main-d’œuvre nécessaire, et des gains de temps permis par la pratique du semi direct, qui consiste à semer les cultures sans que l’intégralité du champ n’ait été travaillée, ce qui peut permettre de mieux conserver les microorganismes du sol. Plus récemment en promouvant « l’agriculture de précision » les promoteurs de l’agro-business arguent aussi que leur modèle permet de réduire les intrants.
Un État devenu dépendant des OGM
Depuis l’arrivée des premières semences OGM et l’essor de l’agro-business, tout retour en arrière semble incroyablement difficile à imaginer, tant le pays tout entier est devenu dépendant de cette activité. Ainsi, c’est la taxe à l’exportation de l’agriculture qui a, en grande partie, permis à l’état argentin de payer la lourde dette extérieure qui pesait sur lui, ou bien de conduire une politique d’aide sociale pour les populations les plus vulnérables. Aide grandement nécessaire avec un seuil de pauvreté qui a atteint 66 % de la population en 2002.
Mais si l’agro-business a pu ainsi permettre d’aider les plus précaires, elle a aussi aggravé leur sort, avec l’éviction de nombreuses familles paysannes victimes du fait de la concentration de la production entre les mains d’un nombre restreint de producteurs et le chômage massif dans le secteur agricole.
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Les OGM ont-ils tenu leurs promesses ?
Sur le plan économique, alimentaire et environnemental, le bilan des OGM est multiple. L’essor massif du soja transgénique a eu des effets radicaux sur la production, qui est passée de 10,8 millons tonnes en 1990 à 40 millons en 2006., de par l’industrialisation de l’agriculture mais également l’expansion de terres cultivées dans des régions autrefois non-agricoles, ou alors réservés à l’élevage ou d’autres cultures.
Si l’on compare l’Argentine à ses concurrents sur les marchés internationaux, sa progression est d’ailleurs spectaculaire : au milieu des années 1980, l’Argentine fournissait 10 % des exportations de tourteaux de soja. Elle est aujourd’hui le premier exportateur mondial d’huile et de tourteaux de soja.
Si l’on regarde maintenant du côté de l’environnement, les conséquences alarmantes de l’expansion des cultures d’OGM sont multiples, que ce soit l’intensification de l’usage de la terre, l’utilisation d’intrants chimiques contaminant les sols et l’air, la déforestation des zones de frontière agricole, la destruction des écosystèmes, l’appauvrissement de la biodiversité, la pollution des eaux et l’émergence de problèmes de santé consécutifs à l’utilisation intensive d’herbicides.
Car entre 1996 et 2016, le taux d’application des pesticides par hectare moyen est passé de 1,93 kh/ha à 5,17 kh/ha en Argentine.
Concernant, enfin, la capacité des OGM à « nourrir la planète », si l’on questionne cette ambition à l’échelle mondiale, on peut noter que près d’un humain sur dix souffre toujours de faim chronique en 2023 et les cultures OGM ne semblent pas spécialement développées pour endiguer ce problème : si 11 % des surfaces cultivées dans le monde sont des OGM, la majeure partie de ses cultures ne sont pas destinée à nourrir les humains. Et si l’on se recentre sur l’Argentine, il peut être également opportun de rappeler que après quasi 30 ans des records annuels de production de soja, ce pays conserve plus du 40 % de sa population en dessous de la ligne de pauvreté. Ce qui semble une mauvaise blague est une réalité : dans le pays surnommé le « grenier du monde » le gouvernement a dû lancer en 2019 le programme « Argentine contre la faim » visant à nourrir 1,5 million de ménages argentins. Au cours des dix dernières années, la population souffrant d’insécurité alimentaire est passée de 5,8 % a 13,1 %.
Un retour en arrière serait-il possible ?
Économiquement, l’Argentine semble encore beaucoup trop dépendante des OGM pour transitionner vers un autre modèle agricole. Politiquement, pour qu’un tel scénario émerge, il faudrait également qu’il se mesure aux intérêts des classes agraires, aux pressions des pays dépendants du soja argentin, aux entreprises transnationales et les fonds d’investissement qui fondent leur chiffre d’affaires sur le commerce agricole.
Sur le plan environnemental, il demeure également bien difficile d’imaginer de nouvelles cultures pousser là où le soja GM règne en maître, du fait, notamment de l’appauvrissement des sols après des années de monocultures. L’agronome Walter Pengue estimait déjà en 2005 que 3,5 millions de tonnes de nutriments étaient annuellement puisées dans les sols argentins sans être remplacées. La diminution des rendements du fait de ces sols appauvris a depuis été constatée dans certaines zones.
De plus, ces dernières années, l’agro-business argentin a pu prospérer au-delà des cultures de soja. Dans les années 2000, maïs et colza transgéniques ont commencé à essaimer dans les campagnes argentines provoquant une véritable ruée vers les terres vierges, et le pays autorise désormaisla vente comme l’exportation de blé génétiquement modifié.
L’Argentine semble également des plus intéressées par les nouvelles technologies d’édition du génome ou new breeding techniques (NBT), expression regroupant l’ensemble des innovations permettant d’intervenir sur des zones très ciblées du génome. À l’institut de technologie agricole d’Argentine, ont par exemple été développées des pommes de terre qui ne brunissent pas, du lait hypoallergénique.
Le gouvernement récemment élu, autoproclamé « anarco-capitaliste » (libéralisme libertaire d’ultra droite), a envoyé au parlement les premiers « paquets » de lois et décrets qui modifient et ou dérogent à plus de 300 lois tout en en créant de dizaines d’autres. L’esprit de toutes ces initiatives reste toujours le même : changer le cadre juridique afin d’enlever à l’État toute capacité de fiscalisation et de régulation. Concernant le secteur agricole, plusieurs lois ont été supprimées : la loi 26.737, par exemple, qui fixait à 15 % le total de terres entre les mains d’étrangers ou la loi 27.604, qui luttait contre la stratégie de mettre le feu aux forêts pour y planter du soja ou y développer des projets immobiliers, entre autres. Toutes les régulations concernant la production, la commercialisation et, dans certains cas, le contrôle sanitaire du vin, du coton, du yerba mate et du sucre ont été modifiées.
En somme, si ce nouveau cadre normatif est accepté par le parlement, il y aura un impact direct sur le secteur agro-productif, accentuant la tendance à la concentration de la production, à la présence d’acteurs transnationaux et financiers, à l’expansion du modèle agro-business spécialisé dans des produits primaires destinés à l’exportation.
Et comme le gouvernement de Milei cherche à « révolutionner » l’ensemble de la vie politique, sociale et économique des Argentins afin de créer la première véritable société libertaire au monde, ce décret ainsi que les autres mesures prises par son gouvernement, non seulement refaçonnent ce secteur mais ils touchent le cœur même du contrat social de la société argentine. Désormais, ce contrat est défini sur 5 principes « libertaires » appliqués sans concessions : propriété privée, marchés libres de l’intervention de l’État, libre concurrence, division du travail et coopération sociale.
L’expérience d’une société libérale libertaire dans laquelle s’est engagée l’Argentine constitue un laboratoire politique inédit qui compte déjà, sur la scène international, un certain nombre de supporters aussi hétérogènes que le milliardaire Elon Musk, le président Volodymyr Zelensky, les anciens présidents Jair Bolsonaro du Brésil et Donald Trump des USA. Il faudra donc désormais analyser les conséquences de ces ambitions à l’aune des défis posés par la crise argentine mais aussi par rapport à des enjeux globaux de soutenabilité auxquels l’Argentine s’est engagée vis-à-vis de la communauté internationale, comme l’Accord de Paris, les objectifs de développement durable des Nations unies, entre autres.
Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet associant The Conversation France et l’AFP audio. Il a bénéficié de l’appui financier du Centre européen de journalisme, dans le cadre du programme « Solutions Journalism Accelerator » soutenu par la Fondation Bill et Melinda Gates. L’AFP et The Conversation France ont conservé leur indépendance éditoriale à chaque étape du projet.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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