L’Angleterre, patrie des artistes maudits ?
Il ne suffit pas d’être impécunieux, de voir ses manuscrits rejetés ou ses tableaux subir le feu roulant des critiques, pour se trouver automatiquement bombardé dans la catégorie « artiste maudit ». Pour le dire avec un soupçon de cynisme, pareille distinction se mérite.
Deux facteurs entrent dans la composition de ce statut d’exception : un corps social prompt à surveiller, à s’indigner et à punir, et un artiste incompris et persécuté en raison même de son talent. Leur rencontre, au mauvais moment et au mauvais endroit, fera le reste.
Vécue comme fatale, la tragédie, sur fond de rupture entre les deux instances rivales, résulte souvent d’une série de décisions, bonnes ou mauvaises, prises de part et d’autre, qui auraient pu déboucher sur une tout autre issue – sauf qu’il n’en a rien été, renforçant a posteriori le sentiment que l’issue était inéluctable.
Autre critère : l’acharnement avec lequel la guigne poursuit l’artiste. On pense à Edgar Allan Poe (1809-1849), orphelin de père et de mère, et dont les Tales macabres annonçaient la triste fin, proche de celle que connaîtra, six ans plus tard, un Gérard de Nerval. On songe aussi à la mystérieuse conjuration qui frappe, dans leur vingt-septième année, les Brian Jones, Janis Joplin et autre Amy Winehouse, devenus membres, à leur corps défendant, d’un bien morbide Club.
Dernier critère : le caractère forcément asymétrique des forces en présence : proverbial combat du pot de terre contre le pot de fer. C’est presque toujours au prix fort que l’artiste paie le mépris ou le défi qu’il oppose à la bêtise à front bas, sans oublier la misanthropie dans laquelle il drape sa profonde solitude.
Un poète maudit, Verlaine le reconnaissait au seuil de l’essai de 1884 qu’il consacre à la question, est un poète « absolu » : les cas dont il traite ont pour nom Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, lui-même. Cette dimension d’absolu, comment faut-il la comprendre ? Outre l’entêtement à persévérer dans ce qui passe pour une erreur, alors que l’artiste pressent, lui, qu’il est dans le vrai, l’absolu recouvre le refus de se compromettre, de sacrifier ses principes à l’obtention de quelque satisfaction matérielle. La grandeur dans le crime, enfin, est une condition sine qua non.
Fondements métaphysiques de la création
Dans son essai intitulé La peinture et le mal (1982), Jacques Henric revisite l’histoire de la peinture occidentale à la lumière des « forfaits » accomplis, du Titien à De Kooning, en passant par le Caravage et Cézanne. Chaque tableau, écrit-il en substance, est un coup porté contre l’ordre établi, une déclaration de guerre, un blasphème plus ou moins assumé. Une provocation à l’endroit des bonnes mœurs, à plus ou moins grande échelle. Il invoque ainsi Egon Schiele, se portraiturant en train de se masturber, dans un tableau à l’huile de 1911.
Manifestement inspiré du manifeste de George Bataille, La littérature et le mal (1957), qui convoquait notamment Sade, Emily Brontë, Baudelaire et Jean Genet, Henric croit à la culpabilité agissante des peintres, à leur connaissance intime des ressorts qui font que la Création tourne mal, à la concurrence qu’ils livrent au Créateur.
Pour le dire autrement, la malédiction en question, plus qu’une affaire de misère, a des fondements métaphysiques, voire théologiques. Du « catholicisme » sanglant de la peinture selon Henric, il conviendrait de rapprocher cette déclaration, non dénuée d’humour, du romancier David Herbert Lawrence (1885-1930), dont L’Amant de lady Chatterley (1928) défraya en son temps la chronique :
« C’est comme si je me tenais nu et debout, afin que le feu du Dieu tout puissant me traverse de part en part […] Il faut être terriblement religieux pour être un artiste. Je pense souvent à mon cher saint Laurent sur son gril, quand il a dit : “Retournez-moi, mes frères, je suis suffisamment rôti de ce côté-ci, il faut que l’autre cuise aussi.” »
Nous sommes en février 1913, la carrière de l’écrivain commence à peine. Entrevoyait-il déjà les foudres de la censure qui s’abattront sur lui, une première fois en 1915, à la sortie de L’Arc-en-ciel, quand le livre sera interdit à la vente puis pilonné, et une deuxième fois, en 1928, lorsque commenceront à circuler, sous le manteau, les exemplaires de L’Amant de lady Chatterley, à l’origine d’un des plus grands scandales littéraires du XXe siècle ? Peut-être, mais n’allons surtout pas croire que la censure détermine après coup la condition d’artiste maudit, selon un raisonnement bien trop mécanique.
Ce serait plutôt l’inverse, dès lors qu’une forme d’appétence, un brin masochiste, pour les confrontations à venir, se porte au-devant des stigmates. Synonyme de libéralisation des mœurs et d’assouplissement de la censure, le procès remporté par les éditions Penguin contre la puissance publique, en 1960, permit à la version non expurgée du roman de Lawrence de voir enfin voir le jour, trente ans après la mort de celui qui traîne encore, comme un boulet, son image de pornographe invétéré.
D’un artiste passionnément religieux, l’autre : quand Pier Paolo Pasolini réalise le film L’Evangile selon saint Matthieu (1964), et qu’il périt assassiné dans des circonstances pour le moins troubles, la frontière entre la malédiction et la sainteté se fait des plus ténues. On se souvient du cas Genet, écrivain voleur et homosexuel, dont Jean-Paul Sartre fit l’incarnation de l’homme libre face aux attaques de la société. Le titre de son étude de 1952 ? Saint Genet, comédien et martyr. Son objectif, d’inspiration existentialiste ? « Faire voir cette liberté aux prises avec le destin d’abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés… ». La formule vaut pour plus d’un candidat au martyre…
En Angleterre, une pléiade d’artistes maudits
Au demeurant, si nul pays n’en possède le monopole, reconnaissons que le talent de l’Angleterre philistine pour accoucher d’une pléiade d’artistes maudits force l’admiration. Oscar Wilde (1854-1900), doublement ostracisé, parce qu’Irlandais et homosexuel, compta parmi leurs plus flamboyants avatars. Fauché en pleine gloire, il connut le bagne puis l’exil, précédant la mort dans un hôtel du Quartier latin.
Mais si l’on veut remonter à l’archétype, alors, il convient de se familiariser avec la destinée de Thomas Chatterton (1752-1770). Né à Bristol, le poète trouva la mort à Londres, la veille de ses dix-huit ans. Il n’aurait pas survécu à une affaire de faux qui empoisonna sa famélique existence – il fit passer des poèmes de sa main pour l’œuvre authentique d’un certain Thomas Rowley, prêtre du XVe siècle, à une époque, faut-il le rappeler, où les fameux poèmes d’Ossian se posaient pourtant là en matière de supercherie littéraire.
En 1856, un tableau du peintre préraphaélite Henry Wallis idéalise l’Artiste, au risque d’occulter le Maudit. Le spectateur découvre, allongé sur un lit trônant au milieu d’une mansarde, le corps alangui d’un beau jeune homme. Surmonté de cheveux roux, son visage se couvre d’inquiétantes teintes bleutées, tandis que ses habits d’allure raffinée tranchent avec la pauvreté présumée du lieu.
Ce qu’on ne voit pas, sur la toile, c’est la proximité du peintre avec les milieux radicaux du temps, dont le dramaturge Richard Horne, auteur d’un drame romantique intitulé Death of Marlowe (1834). La réputation sulfureuse de Christopher Marlowe (1564-1593) vient d’abord de sa pièce-phare, Le Docteur Faustus, qui reprend le motif du pacte avec le diable, et dont un extrait accompagne la légende du tableau de Wallis. Mais elle se nourrit surtout des rumeurs entourant sa mort qui reste inexpliquée : rixe entre mauvais garçons qui aurait mal tourné ? Règlement de compte entre espions ? Bref, sa fin tragique semble annoncer celle… de Pasolini !
Autre influence, plus palpable celle-là, le Shelley Memorial (1854), édifié par le sculpteur Henry Weekes, qui fige dans le marbre un motif de Pietà : Mary Shelley en Mère du Christ tient dans ses bras le corps effondré de son époux, le poète P. B. Shelley : l’auteur de « La Nécessité de l’athéisme » ainsi que du drame lyrique, Prométhée délivré (1820) avait été retrouvé noyé sur les côtes de Viareggio en juillet 1822.
Sur une toile de 62 cm sur 93 cm, Wallis bricole à son tour une Déposition de la Croix très esthétisée. Au deuxième plan, juste derrière le poète, une fenêtre donne sur la skyline londonienne : on reconnaît le célèbre dôme de la cathédrale Saint Paul, symbolisant, croit-on comprendre, l’indifférence de l’Église envers les souffrances du poète. Mais, surtout, il y a cette fenêtre laissée ouverte : on finit par ne plus voir qu’elle, alors que toutes sortes de détails intempestifs se bousculent pourtant au premier plan. Une puissance occulte, forcément maléfique, serait-elle entrée par-là, ce qui ferait du tableau l’équivalent d’une énigme policière à la E.A. Poe ? Le mystère plane, nourrissant les spéculations les plus folles. Objectivement, cependant, les recherches scientifiques menées un siècle après la disparition du poète auront permis d’écarter, avec une quasi-certitude, la piste du suicide à l’arsenic. Dans les faits, Chatterton aurait plutôt mal dosé la solution pharmaceutique prescrite à l’époque contre les maladies sexuellement transmissibles.
Mais rien n’y fait. Le mythe est toujours plus fort que la réalité. Artiste maudit, Chatterton le restera à jamais. De William Wordsworth (1770-1850) à John Keats (1795-1821), les poètes romantiques encensent à l’envi « l’enfant prodige/l’âme sans cesse en éveil qui mourut en sa fierté ». Keats dédie son Endymion (1818) à la mémoire du « plus anglais des poètes, exception faite de Shakespeare ». En 1834, Alfred de Vigny consacre une pièce en trois actes au jeune homme « rejeté, sentimentalement et socialement ». Deux ans plus tôt, avec son Stello ou les Diables bleus, il se faisait romancier pour évoquer le destin de qui, du jour où il sut lire, appartint « à la race toujours maudite par les puissances de la terre. »
En 1987, le romancier et biographe Peter Ackroyd (1949 –), dans son roman Chatterton, s’appuie sur le tableau de Wallis pour reconstituer une impressionnante lignée, dans laquelle chaque nouvelle génération d’artistes s’est reconnue, selon des modalités diverses. L’un des derniers en date est le chanteur et compositeur Arthur Teboul, qui rencontra les futurs membres du groupe Feu ! Chatterton dans le très improbable lycée Louis-le-Grand, à Paris. Décidément, la sociologie des artistes maudits n’est plus ce qu’elle était…
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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