Jessica Hausner : "Little Joe est un film d’anticipation dans lequel la société ne juge pas les femmes."

AlloCiné : Au-delà de la question de base «le bonheur peut-il s’acheter», Little Joe traite de nombreux sujets notamment de la maternité. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jessica Hausner : La question de la maternité m’intéresse beaucoup. Quand j’ai commencé à travailler avec ma scénariste Géraldine Bajard, nous nous sommes mises d’accord sur le fait que les protagonistes devaient faire penser à des zombies, et que notre personnage central devait être mère.

On a cette idée que le pire pour une mère est de perdre son enfant, mais parfois, peut-être que la mère a envie de perdre son enfant. L’ambiguïté des sentiments d’une mère envers son enfant est le point central de notre histoire. Dans notre société c’est encore un tabou pour les femmes de dire qu’elles en ont assez d’être mères et qu’elles préfèrent faire carrière (comme c’est le cas d’Alice dans le film). Je voulais donc faire un film d’anticipation où la société ne jugerait pas une mère qui choisit de laisser le père s’occuper des enfants. Peu importe ce que font les parents, ils sont toujours jugés.

Il n’y a que deux femmes dans le film et elles sont jugées « folles » par leurs paires. Est-ce justement une critique du regard que la société porte sur les femmes ?

Au cinéma il y a presque un genre a part entière consacré aux femmes folles, mais il s’agit très souvent d’une vision masculine. Je voulais donner une vision féminine et montrer que ces femmes n’étaient pas aussi folles que souhaitent le penser les protagonistes masculins du film. Ce qui m’intéresse est de savoir ce qu’est la folie, que signifie « être folle » ? Est-ce que parler de nos sentiments chez un psychanalyste fait de nous quelqu’un de fou ? Ce n’est pas le cas selon moi. Une femme à le droit de vouloir être libre où être différente sans être jugée.


Jessica Hausner et sa plante

Vous parliez d’une vision masculine du cinéma . Il y a de plus en plus de femmes qui passent à la réalisation et nous offre leur version de la vie. Pensez-vous que les choses sont enfin en train d’évoluer ?

J’ai l’impression que ça n’a pas évolué pendant très longtemps, il serait donc temps. Quand j’avais 16 ans, je me demandais si je pourrais un jour devenir réalisatrice car il n’y avait que des hommes. Ça a pris du temps pour que les choses évoluent, et je pense que le mouvement Me Too a vraiment ouvert les yeux du grand public là-dessus. Pas simplement au sujet du harcèlement sexuel, mais d’une manière plus global ça a permis d’ouvrir les yeux sur la question de la parité. J’ai l’impression que depuis ce mouvement il y a une certaine pression du public qui pousse les producteurs et les gens qui font les films à plus inclure les femmes.

Little Joe fait penser à un tableau, l’esthétisme est très travaillé, les couleurs, les costumes… Pouvez-vous expliciter ces choix ?

Depuis mes débuts je travaille avec le même directeur de la photo, Martin Gschlacht. Et de films en films nous développons notre style. Avec Little Joe nous avons été encore plus loin. Le film semble artificiel, les couleurs sont éclatantes, tout est propre, bien ordonné. C’était également le cas dans mes précédents longs métrages, mais ici nous avons tenté de créer un monde surréaliste. Parce que l’histoire de ce film ne doit pas être comprise seulement pour ce qu’elle est, à un moment précis et dans le contexte. Je veux raconter des histoires existentielles qui nous intéresseront toujours dans 10 ans. Et c’est pour cette raison que nous avons créer un monde qui peu parfois sembler abstrait.


Parlons de la musique, qui est très stridente et il faut l’avouer un peu stressante, mais qui confère au film quelque chose une ambiance particulière. C’est une musique japonaise ?

C’est une musique japonaise de Teiji Ito. Il a composé la musique des films expérimentaux de Maya Deren dans les années 1940 et ses films ont été une grande source d’inspiration pour moi. C’est une musique qui suscite des émotions, tout en étant abstraite. Elle vous attire et vous agace en même temps. Je me suis dit que ça irait parfaitement pour Little Joe. Cette musique confère une ambiance particulière à mon film, ça amène quelque chose d’étrange.

Comment avez-vous connu Emily Beecham, l’interprète principale du film ?

J’ai souhaité rencontrer Emily Beecham pour mon film parce que la société de production avec laquelle je travaillais avait produit son précédent long-métrage, Daphné . Tous les jours je passais donc devant ce poster et je la voyais. Et d’un coup ma scénariste m’a dit «Et si nous rencontrions Emily Beecham »?

Nous nous sommes donc rencontrées et ça a été comme une évidence. Emily est totalement crédible dans le rôle d’une scientifique, elle respire l’intelligence et elle est chaleureuse, ce qui correspond au côté maternel du personnage. Dans Little Joe elle incarne une figure maternelle moderne, jeune et intelligente.