En Italie, la censure par la RAI d’un discours antifasciste renforce les inquiétudes autour de la liberté de la presse

Les critiques se concentrent principalement sur Giorgia Meloni, accusée de vouloir discrètement prendre le contrôle de l’information sur la Rai, la radio-télévision publique italienne.
KENZO TRIBOUILLARD / AFP Les critiques se concentrent principalement sur Giorgia Meloni, accusée de vouloir discrètement prendre le contrôle de l’information sur la Rai, la radio-télévision publique italienne.

ITALIE - Quelque chose cloche dans le pays de Meloni. Alors que l’Italie s’apprête à célébrer le 80e anniversaire de sa libération, le 25 avril, le pays est secoué par une polémique après de graves accusations de censure sur l’une des chaînes de la RAI, la télévision publique italienne.

Pourquoi Giorgia Meloni est qualifiée de « post-fasciste »

Samedi 20 avril, l’auteur et historien Antonio Scurati, grand spécialiste du fascisme italien qui a notamment travaillé sur la figure de Benito Mussolini, devait intervenir dans l’émission Chesarà… sur RAI 3 pour un discours à l’occasion de cette fête nationale célébrant notamment la fin du régime fasciste. Mais le cœur de son texte avait surtout pour but de dénoncer l’incapacité de la Première ministre et son gouvernement à renier l’héritage fasciste sur lequel ils se sont bâtis.

Quelques heures avant de passer à l’antenne, l’auteur italien a eu la surprise d’apprendre que son passage était annulé. Le point de départ d’une crise médiatique et politique gênante pour le gouvernement italien. D’autant plus qu’elle s’inscrit dans une grogne bien plus large autour de la liberté de la presse depuis l’arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir.

« Raisons éditoriales »

Presque immédiatement après son annulation, Antonio Scurati a dénoncé un nouvel exemple de censure venue du gouvernement dans un communiqué. La présentatrice de l’émission en question, Serena Bortone, a été parmi les premières à réagir à cette décision. Dans un désir de transparence avec les téléspectateurs, elle a tenu à s’excuser auprès de l’auteur, tout en assurant n’avoir obtenu aucune « explication plausible » de la chaîne pour justifier l’annulation qu’elle a apprise « avec consternation et par pur hasard ». Au cours du programme, elle a même lu le monologue de Scurati à l’antenne, avant d’être imitée par plusieurs médias italiens qui ont repartagé le texte dans son intégralité.

La première réponse de la RAI est finalement arrivée par la voix de Paolo Corsini, directeur de l’information, qui a réfuté toute censure. Il évoque une raison économique, car la somme réclamée par Antonio Scurati pour lire son monologue à l’antenne aurait été « plus élevée que prévu ». Un mensonge, selon l’auteur, qui explique avoir signé un contrat fixant ses honoraires à l’avance. « La rémunération correspondait parfaitement à celle versée aux auteurs… C’était la même que par le passé, quand il n’y avait pas de problèmes », a-t-il répondu.

Depuis, la presse italienne a dévoilé un document interne confirmant que le monologue avait été annulé pour « raisons éditoriales ». De quoi laisser flotter la menace d’une intervention politique. Pour l’opposition, l’intervention du gouvernement est claire : « Ce genre de choses se produit en Russie et ne peut pas se produire dans un pays européen », a dénoncé le sénateur centriste Carlo Calenda, cité par Avvenire.

Emprise tentaculaire

De son côté, Giorgia Meloni s’est habilement servie de cette affaire pour la tourner à son avantage, publiant elle-même le discours antifasciste de l’écrivain italien sur sa page Facebook et accusant la gauche de monter une nouvelle polémique de toutes pièces. Pourtant, les exemples d’interventionnisme de Meloni et son gouvernement sur la télévision publique italienne ne manquent pas.

Refusant de devenir le « mégaphone du gouvernement » et dénonçant le manque d’autonomie du service public, les journalistes de la radio-télévision publique ont récemment mené une grève de cinq jours, à grand renfort de communiqués lus à l’antenne pour faire connaître leurs revendications aux téléspectateurs.

La RAI n’est d’ailleurs pas la seule concernée. La deuxième agence de presse du pays, l’Agenzia giornalistica Italia, a elle aussi été touchée par une grève de plusieurs jours. Dénonçant la présence tentaculaire du gouvernement au sein des médias publics, les journalistes s’opposent à la vente de l’agence − détenue par un groupe public − à un riche député de La Ligue (le parti d’extrême droite de Matteo Salvini), Antonio Angélus. Ce proche de Giorgia Meloni détient déjà trois quotidiens orientés à droite.

En Italie, les journalistes regardent aussi d’un œil inquiet un projet de loi sur la diffamation étudié au Sénat, comme le rapporte Le Figaro. Une proposition de loi qui cache une volonté claire de durcir les peines pour diffamation pour « quiconque porte atteinte à la réputation d’autrui par des faits qu’il sait même partiellement faux ».

Quand la Rai déraille

Ce lent basculement ne vient pas de nulle part. Car peu de temps après son arrivée au pouvoir, Giorgia Meloni, elle-même à la tête d’un parti né des cendres du fascisme italien, s’était empressée de nommer un nouveau visage à la tête de la RAI après avoir contraint son ancien patron à la démission.

Depuis, les départs volontaires (ou non) de la chaîne publique s’enchaînent, à commencer par celui du célèbre journaliste d’investigation Roberto Saviano, dont la nouvelle émission sur les liens entre la mafia et la politique italienne a été stoppée, sous couvert d’une décision « d’entreprise ». Ce que le journaliste a reformulé en « décision politique », pour avoir régulièrement tenu des propos particulièrement piquants sur Meloni et plusieurs membres de l’exécutif ces dernières années.

Mais si la RAI semblait déjà empêtrée dans une crise profonde avec l’affaire Antonio Scurati, les révélations de Nadia Terranova sont venues l’amplifier. Dans un entretien au quotidien Il Manifesto, l’autrice révèle avoir été, elle aussi, victime de censure sur les antennes de la RAI quelques semaines avant Antonio Scurati. Et les ressemblances sont troublantes : l’autrice avait été invitée à écrire un monologue pour l’émission Chesarà en mars. Mais son texte n’avait finalement jamais été diffusé à l’antenne car l’autrice avait refusé de céder aux demandes de réécriture de la chaîne.

Ce texte autour de l’« hybris », notion grecque qui désigne notamment un comportement déraisonnable lié à un excès de pouvoir, a été décrit par Nadia Terranova dans un éditorial pour son propre magazine –écrit avant l’affaire Scurati– comme « un texte sur le pouvoir. Contre le pouvoir ».

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