Horloges biologiques : comment savons-nous que le temps passe ?

Beatriz Flamini, une athlète espagnole, est sortie en avril d’un sĂ©jour de 500 jours dans une grotte – probablement le sĂ©jour le plus long entrepris dans les entrailles de notre planète. Elle a perdu le sens du temps au 65e jour, raconte-t-elle. Enfin, peut-ĂŞtre le 65e. Ce n’est pas la première expĂ©rience du genre et, en 1962, quand le français Michel Siffre ressort du gouffre de Scarasson en Italie, il pense qu’il y a passĂ© 33 jours, alors qu’il y sera restĂ© 58 journĂ©es effectives.

Comment et pourquoi l’être humain, isolĂ©, peut-il garder trace d’un temps, certes rĂ©gulier, mais dĂ©synchronisĂ© de l’environnement ? Parce que les rythmes biologiques sont au cĹ“ur de la vie, qu’ils rĂ©gulent du niveau molĂ©culaire jusqu’au niveau des organismes.

Chez les êtres humains, les rythmes journaliers incluent non seulement les cycles d’activité veille/sommeil, mais également la température corporelle, la sécrétion de nombreuses hormones, le métabolisme, le système cardiovasculaire, pour n’en citer que quelques-uns.

Et ces rythmes ont de nombreuses rĂ©percussions, notamment en santĂ© publique. Certaines maladies sont Ă©pisodiques, telles que l’asthme, plus sĂ©vère la nuit, ou les accidents cardiovasculaires, plus frĂ©quents le matin. Autre exemple, le travail postĂ© (en 3x8 heures) : il dĂ©synchronise l’humain par rapport Ă  son environnement et pourrait ĂŞtre associĂ© Ă  un risque accru de diffĂ©rents cancers chez les travailleurs, amenant l’OMS Ă  le dĂ©clarer comme probablement cancĂ©rigène.

Enfin, les rythmes sont Ă©galement impliquĂ©s dans les interactions que nous avons avec d’autres espèces. Par exemple, la maladie du sommeil (ou « trypanosomiase humaine africaine Â»), est un trouble de notre rythme journalier causĂ© par le parasite Trypanosoma brucei, dont le mĂ©tabolisme est Ă©galement journalier – tout comme notre immunitĂ©.

En matière de temps, nous sommes donc profondément liés à notre environnement et aux espèces qui l’occupent.

Qu’est-ce qui donne le tempo aux organismes ?

Les rotations de la Terre, de la Lune et du soleil gĂ©nèrent des cycles environnementaux qui ont favorisĂ© la sĂ©lection d’horloges biologiques. Une horloge biologique est un mĂ©canisme interne aux organismes, qui en l’absence de signal environnemental fonctionne Ă  sa frĂ©quence propre, d’oĂą le prĂ©fixe circa –, signifiant environ, accolĂ© aux noms des horloges. Ce sont ces horloges internes qui produisent les rythmes biologiques et organisent temporellement les systèmes vivants, qu’il s’agisse notamment du comportement, de la physiologie ou de la reproduction. L’alternance rĂ©gulière du jour et de la nuit a, par exemple, favorisĂ© l’évolution de l’horloge circadienne (circa : environ ; diem : le jour).

La mouche drosophile est très utilisée dans les laboratoires de recherche, et notamment en génétique. Elle sert de modèle pour analyser aux niveaux moléculaires et cellulaires de nombreux processus développementaux et physiologiques, comme l’horloge interne ou le système immunitaire. <a href="https://www.flickr.com/photos/42200412@N03/15022387556/" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:Géry Parent, Flickr;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">Géry Parent, Flickr</a>, <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:CC BY-ND;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">CC BY-ND</a>

Le mĂ©canisme de l’horloge circadienne a d’abord Ă©tĂ© dĂ©couvert chez une mouche, la drosophile, entre les annĂ©es 1980 et les annĂ©es 2000. Elle repose sur des boucles de rĂ©trocontrĂ´le dans la transcription et la traduction de quelques gènes – un gène A influence l’expression d’un gène B qui Ă  son tour influence l’expression du gène A – dont l’expression dès lors oscille.

Ce qui donne le tempo aux organismes, ce sont donc leurs gènes, qui sont activĂ©s ou inhibĂ©s de manière cyclique. Chez la drosophile, au niveau molĂ©culaire, les protĂ©ines CLOCK (CLK) et CYCLE (CYC) forment un hĂ©tĂ©rodimère qui, dans le noyau des cellules, se lie Ă  la rĂ©gion promotrice des gènes period (per) et timeless (tim). Ces gènes sont alors transcrits en ARN, exportĂ©s dans le cytoplasme puis traduits en protĂ©ines. Ces protĂ©ines forment Ă  leur tour un hĂ©tĂ©rodimère (PER :TIM), sont transportĂ©es dans le noyau, et inhibent les protĂ©ines activatrices CLOCK et CYCLE.

En journĂ©e, la lumière dĂ©grade la protĂ©ine TIM via l’action d’un photorĂ©cepteur (une autre protĂ©ine, « cryptochrome Â»), et en l’absence de TIM, PER sera Ă©galement dĂ©gradĂ©e. La dĂ©gradation des protĂ©ines PER et TIM permet aux protĂ©ines CLK et CYC d’assurer Ă  nouveau leur action activatrice, dĂ©marrant ainsi un nouveau cycle. Enfin, une deuxième boucle, liĂ©e Ă  la première, fait intervenir des gènes qui contrĂ´lent l’expression du gène clock.

Ces gènes sont au cœur du mécanisme horloger, qui, dans son ensemble, repose sur un réseau moléculaire complexe. C’est la régulation fine de l’ensemble des molécules de l’horloge qui en assure le timing et la précision.

Il n’y a pas une seule horloge circadienne, les gènes horlogers varient en fonction des espèces. Mais le principe reste le mĂŞme : des gènes dont l’expression oscille. Les rythmes biologiques ont Ă©tĂ© dĂ©crits dans tous les taxa (groupes d’organismes) Ă©tudiĂ©s jusqu’à prĂ©sent, ce qui inclut les cyanobactĂ©ries, les champignons, les plantes, et les animaux, humains compris.

Le mécanisme de l’horloge des mésanges charbonnières a aussi été étudié. L’arbre sur lequel ces mésanges sont posées, comme les plantes et champignons, ont aussi des horloges biologiques. <a href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/86/GreatTit002.jpg" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:Shirley Clarke, Wikipedia;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">Shirley Clarke, Wikipedia</a>, <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:CC BY-SA;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">CC BY-SA</a>

Par ailleurs, diffĂ©rents donneurs de temps (zeitgebers) synchronisent l’organisme avec son environnement : la lumière (qui est le donneur de temps le plus dĂ©cryptĂ© Ă  ce jour), la tempĂ©rature, la nourriture notamment.

Une horloge interne que l’environnement aide à mettre à l’heure

Une implication très concrète de cette horloge circadienne concerne par exemple le décalage horaire. Il s’agit du décalage entre le temps interne de l’organisme et le temps du fuseau horaire dans lequel il se trouve.

Les signaux environnementaux en gĂ©nĂ©ral, et la lumière en particulier, vont permettre de resynchroniser l’individu : la lumière perçue en fin de nuit permet d’avancer l’horloge, tandis que la lumière perçue au dĂ©but de la nuit permet de la retarder. Celle perçue au cours de la journĂ©e n’a pas d’effet. Chez l’humain, la lumière n’est pas perçue directement par l’horloge molĂ©culaire, mais est captĂ©e au niveau de la rĂ©tine puis transmise par la voie rĂ©tino-hypothalamique Ă  une horloge centrale, oĂą elle modulera la synthèse des protĂ©ines de l’horloge. Par ailleurs, le système n’est pas extensible Ă  souhait, il faut approximativement une journĂ©e au corps humain pour s’adapter Ă  une heure de dĂ©calage.

Chez Homo sapiens, le temps interne Ă©tant en moyenne de 24,2 heures, il nous est plus facile de voyager vers l’ouest et d’allonger nos journĂ©es, que de voyager vers l’Est et de les raccourcir. C’est aussi pour cela que les athlètes et chercheurs qui s’isolent dans les profondeurs de la Terre finissent par ĂŞtre dĂ©synchronisĂ©s par rapport Ă  la vie en surface, et perçoivent finalement moins de journĂ©es que les jours solaires de 24 heures.

Des horloges saisonnières

L’horloge circadienne n’est pas le seul mécanisme horloger qui existe dans la nature. De nombreux processus biologiques sont saisonniers, comme la migration de certains oiseaux et insectes, la reproduction de nombreuses espèces animales et la floraison chez les végétaux, ou l’hibernation.

Cette saisonnalité est généralement multifactorielle, et l’un des facteurs impliqués est pour de nombreuses espèces une horloge circannuelle. Le mécanisme de cette horloge n’est pas encore élucidé.

Les rythmes complexes dans l’océan

De manière similaire, les mĂ©canismes horlogers chez les espèces marines sont encore inconnus. Une des raisons de cette ignorance rĂ©side dans le fait que les ocĂ©ans prĂ©sentent une structure temporelle complexe. En effet, les organismes marins sont exposĂ©s au cycle solaire de l’alternance jour/nuit, auquel se superpose toute une sĂ©rie de cycles lunaires, le plus marquant Ă©tant le cycle des marĂ©es dit tidal (de pĂ©riode de 12,4 heures ou 24,8 heures). Le jour lunaire, soit le temps nĂ©cessaire Ă  la terre pour faire une rĂ©volution complète autour de son axe par rapport Ă  la lune (24,8 heures) et les cycles semi-lunaire et lunaire (14,8 jours/29,5 jours), liĂ©s aux phases de la lune, modulent Ă©galement fortement l’environnement marin, via la lumière et les marĂ©es. Enfin, les saisons affectent Ă©galement ces Ă©cosystèmes.

Échantillonner dans les grands fonds marins est toujours un défi technique : ces grands fonds sont difficilement accessibles, plongés dans l’obscurité, et soumis à de très fortes pressions. Cela nécessite un submersible, ici le ROV Victor6000, pour y accéder. <a href="https://www.nature.com/articles/s41467-020-17284-4/figures/1" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:JY Collet -- Bienvenue Productions -- Ifremer, publié dans Nature Communications;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">JY Collet -- Bienvenue Productions -- Ifremer, publié dans Nature Communications</a>, <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:CC BY;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">CC BY</a>
Pour étudier les rythmes biologiques des moules hydrothermales dans des conditions écologiquement réalistes, un protocole innovant a été mis en place. Les moules ont été échantillonnées à l’aide du ROV puis préservées directement sur le plancher océanique, à 1700 m de profondeur, dans une solution permettant de « geler » leur temps biologique. Ces prélèvements ont été réalisés sous lumière rouge et de manière très précise, toutes les 2h 04min pendant 24h 48min. <a href="https://www.nature.com/articles/s41467-020-17284-4/figures/1" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:Ifremer, campagne MOMARSAT 2017, publiée dans Nature Communications;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">Ifremer, campagne MOMARSAT 2017, publiée dans Nature Communications</a>, <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:CC BY;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">CC BY</a>

Bien que complexe, la structure temporelle des environnements marins est néanmoins prédictible, car basée sur des cycles astronomiques, et des rythmes biologiques liés à tous ces cycles ont été décrits chez des espèces marines. De nombreux coraux, par exemple, synchronisent leur reproduction, en pondant une fois par an, sur une fenêtre de temps très courte, couvrant une ou quelques nuits. Des vers marins essaiment précisément une fois par mois, aux heures les plus sombres de la nuit, pour initier leur danse reproductrice avant d’émettre leurs gamètes et mourir.

Et les rythmes biologiques ne sont pas limitĂ©s au milieu cĂ´tier. Ainsi, nous avons rĂ©cemment mis en Ă©vidence des rythmes au niveau du comportement et de l’expression des gènes Ă  1700 mètres de profondeur, chez une moule vivant sur les sources hydrothermales de la ride mĂ©dio-atlantique. Ces travaux montrent que l’orchestration temporelle de la physiologie est probablement essentielle, mĂŞme dans les environnements les plus extrĂŞmes tels que les grands fonds marins.

La version originale de cet article a &#233;t&#233; publi&#233;e sur La Conversation, un site d&#39;actualit&#233;s &#224; but non lucratif d&#233;di&#233; au partage d&#39;id&#233;es entre experts universitaires et grand public.

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