Guerre en Ukraine: ce que la "dronisation du champ de bataille" dit de ce conflit qui dure

Kiev a affirmé ce vendredi 6 octobre avoir abattu "25 des 33 drones d'attaque" lancés dans la nuit par l’armée russe. La veille, Moscou a indiqué avoir abattu huit drones ukrainiens dans l'ouest du pays. La Russie a également ciblé, le même-jour, une infrastructure portuaire du district ukrainien d'Izmaïl.

Les nouvelles relatant des attaques de drones, d'un côté ou de l'autre, sont devenues un événement quotidien. L'utilisation massive de ces appareils, signifiant au sens strict "sans pilote à bord", en temps de guerre avait déjà été remarquée au Haut-Karabagh en 2020, "mais en Ukraine, l'échelle a été démultipliée et systématisée", explique à BFMTV.com Léo Péria-Peigné, chercheur en armement à l'Ifri.

"C'est du jamais vu en ces quantités et en cette qualité", abonde dans le même sens le général Jérôme Pellistrandi.

Drones iraniens et turcs

Dès le début de l'invasion russe en Ukraine, l'attention se porte sur les drones kamikazes Shahed, de fabrication iranienne, utilisés par l'armée de Moscou. Appelés Geran-2 par les Russes, ils peuvent parcourir 200 kilomètres à faible vitesse et faible altitude pour atteindre leur cible.

Des pluies de drones frappent alors avec une grande précision les villes ukrainiennes, notamment des cibles civiles. Depuis février 2022, ces "frappes stratégiques" sont surtout utilisées "pour mobiliser la défense antiaérienne ukrainienne", explique Jérôme Pellistrandi.

En septembre 2023, Moscou a utilisé plus de 500 drones Shahed contre l'Ukraine, un record, selon le groupe de consultation ukrainien Defense Express, qui prédit un recours encore plus actif à ces appareils bon marché mais qui épuisent la défense ukrainienne.

De son côté, l'Ukraine a recours aux drones turcs Bayraktar pour attaquer les colonnes de blindés russes. Cet appareil est d'ailleurs érigé en véritable symbole, les Ukrainiens peignant des fresques à sa gloire et inventant des chansons. Mais des Bayraktar livrés au début du conflit, il ne reste que quelques appareils, insuffisants pour être vraiment efficaces sur le champ de bataille.

Détournements de drones civils

Le ciel ukrainien est aujourd'hui essentiellement occupé par des drones de plus petite taille. En juillet 2022, Volodymyr Zelensky a appelé les alliés de l'Ukraine à faire des "dronations" (drones-donations) afin qu'une "armée de drones" soit constituée.

L'une des particularités dans ce conflit est le détournement des drones civils, modifiés notamment pour porter des explosifs. Ils ne coûtent que quelques centaines d'euros, volent souvent avec quatre hélices et portent une grenade dans une nacelle sous l'appareil. "Au fil du temps, les techniques se sont affinées", complète Léo Péria-Peigné.

"Dans cette guerre low-cost, les Ukrainiens sont très inventifs et agiles", commente Jérôme Pellistrandi.

Par exemple, les armées ukrainiennes ont récemment acheté en Australie des drones Corvo dont la structure est construite... en carton. C'est bon marché et parfait pour le transport de charges pouvant aller jusqu'à 5kg.

L'Ukraine disposait de stocks importants de grenades dont certaines dataient de la Seconde Guerre mondiale qu'elle peut ainsi utiliser de cette manière. Il peut s'agir d'engins capables de larguer une simple grenade sur une cible ou d'entrer dans une tranchée pour y exploser. Les drones peuvent également servir à d'autres missions comme détecter les mines sur le champs de bataille.

"Les drones civils modifiés sont un atout inestimable à notre arsenal. Ils nous permettent de mener des opérations ciblées avec une précision sans précédent, tout en minimisant les risques pour nos troupes", affirme le général Zaloujny, commandant en chef des forces armées ukrainiennes.

Illustration de cette utilisation massive, Pékin a interdit au début du mois d'août à l'entreprise chinoise DJI de vendre ses drones aux combattants russes et ukrainiens.

Une "dronisation du champ de bataille"

"Le spectre des missions des drones est large", explique Jérôme Pellistrandi. D'abord, ils amènent une sorte de transparence du champ de bataille en faisant du renseignement, de la reconnaissance et de l'observation. Les drones sont une grande aide pour appuyer les troupes au sol.

En outre, volant à basse altitude, ils peuvent échapper aux radars et frapper à distance, sans risque direct pour l'assaillant. Les Russes sont alors contraints d’éloigner leurs bases aériennes, pour éviter que leurs avions ne soient pris pour cible, ou encore d'investir dans des systèmes de brouillage GPS.

"Cela rend notre travail plus précis, explique à l'AFP un soldat ukrainien, Andriï, 31 ans. "En raison de la nécessité d'économiser les obus, notre artillerie fonctionne en mode sniper", pour être ultra-précise. "On ne peut pas se permettre d'utiliser beaucoup d'obus sur une cible parce que nous n'avons pas beaucoup d'obus contrairement aux Russes", poursuit-il.

À l'inverse, les drones constituent une sorte de harcèlement constant et permanent qui oblige l'adversaire à se tenir sur ses gardes. "Désormais, il y a toujours un soldat qui regarde le ciel, ça peut arriver à n'importe quel moment... C'est une tension importante", affirme Léo Péria-Peigné.

"Ça change la manière de se protéger", ajoute-t-il.

Selon un rapport, publié en mai par le Royal United Services Institute (RUSI), les Ukrainiens perdent près de 10.000 drones par mois sur le front. On parle d'une "dronisation du champ de bataille".

Des drones jusqu'à Moscou

Un tournant survient en mai lorsque des drones touchent directement la ville de Moscou. Depuis, les régions frontalières accusent quasiment chaque jour les forces ukrainiennes d'attaquer le territoire russe.

Les attaques de drones ukrainiennes en Russie font peu de victimes dans la population civile, ciblant avant tout des objectifs symboliques ou militaires. Une situation qui oblige toutefois les Russes à maintenir des moyens antiaériens à Moscou et à construire des "Flaktürme", des tours équipées de systèmes de défenses solaires.

"Ce sont des efforts en moins sur le front direct", décrit Jérôme Pellistrandi.

Ces frappes sont surtout utilisées comme armes psychologiques "pour dire aux Russes 'on a des gens chez vous'". "Ça montre à la population russe que Moscou n'est pas capable de se défendre et ne peut garantir la sécurité dans ses villes", explique Léo Péria-Peigné.

"En 1940, on avait des bombardements des villes allemandes par les Anglais eux-mêmes bombardés pour montrer qu'eux-aussi étaient capables de ça", illustre Jérôme Pellistrandi. L'opération est également à destination de l'opinion publique ukranienne pour montrer que malgré les assauts subis, l'armée de Kiev sait répondre.

Au-delà des symboles, certaines attaques de drones en territoire russe sont notables sur le plan militaires. En août, quatre avions ont été détruits sur l'aéroport de Pskov.

L'artillerie classique toujours largement majoritaire

Au fil du conflit, l'usage des drones a évolué. Depuis la fin de l'accord sur les céréales en juillet dernier, les attaques russes se multiplient sur les port du sud de l'Ukraine, endommageant les infrastructures céréalières.

De leur côté, les Ukrainiens ont développé des drones marins, des petits bateaux sans passager à bord, souvent des embarcations faites de tôle, équipées d'un moteur de jet-ski et emportant une charge explosive.

Le 4 août, plusieurs engins ont ainsi ciblé la base navale de Novorossïisk, endommageant un navire militaire ainsi qu'un pétrolier situé plus à l'Ouest, au niveau du détroit de Kertch. Selon le renseignement britannique, pour se défendre, l'armée russe utilise des filets et des dauphins pour protéger sa base militaire de Sébastopol, en mer Noire.

Jérôme Pellistrandi décrit cet aspect du conflit comme "un phénomène spécifique des guerres qui s'inscrivent dans la durée". "Ce sont des accélérateurs d'innovations", explique-t-il.

Le vice-Premier ministre ukrainien, Mykhailo Fedorov, qui supervise le programme de drones du pays, reconnaît lui-même que cette technologie représente "une menace pour l’avenir".

"Mais ici, c’est une question de survie des ukrainiens", ajoute Jérôme Pellistrandi.

Toutefois, Léo Péria-Peigné souligne que les drones restent "des objets politiques et médiatiques". "Ils montrent des attaques spectaculaires aux populations puisque, contrairement aux obus, ils sont munis de caméras", explique le chercheur.

"La majorité des drones utilisés en Ukraine restent des charges utiles limitées mais ce n'est pas suffisant pour faire des dégats importants", ajoute-t-il, concluant: "Pour l'heure, 80% des dégats du conflit viennent toujours de l’artillerie classique".

Article original publié sur BFMTV.com