"Explosion familiale", insomnies, honte : la vie après les expulsions locatives

Un paillasson géant déployé par la Fondation Abbé Pierre le 31 mars 2019 à Paris (STEPHANE DE SAKUTIN)
Un paillasson géant déployé par la Fondation Abbé Pierre le 31 mars 2019 à Paris (STEPHANE DE SAKUTIN)

"Je ne savais plus où j'étais, je n'arrivais même plus à réagir" : un an a passé mais Edith* se souvient "comme si c'était hier" de son expulsion de son appartement parisien.

"L'huissier et la police ont sonné vers 17HOO, ils m'ont dit de sortir et m'ont fait savoir que je ne serai pas relogée, j'étais abasourdie", raconte la quinquagénaire, qui après avoir perdu son travail s'est rapidement retrouvée dans l'incapacité de payer son loyer.

Comme elle, des dizaines de milliers de personnes sont expulsées par les forces de l'ordre de leur logement chaque année, notamment pour cause d'impayés successifs, le plus souvent à la fin de la trêve hivernale qui s'achève dimanche.

Une procédure souvent annoncée en amont mais qui n'en reste pas moins vécue comme un "traumatisme" par les personnes concernées, avec des séquelles tant au niveau des relations sociales que de la scolarité des enfants, de la santé ou encore de l'emploi.

"J'étais préparée, je savais que j'allais être expulsée mais je ne m'attendais pas à ce que ce soit dans ces conditions", poursuit, encore secouée, Edith, se rappelant de la "froideur" policière.

Elle dormira le soir-même à la rue, se refusant d'appeler sa mère "très âgée" de peur "de lui faire faire une crise cardiaque". Elle vit depuis avec elle dans un "petit studio", une solution de repli temporaire qui est loin d'être une exception selon la Fondation Abbé Pierre.

- "Effets en cascade" -

Dans une enquête publiée en 2022, l'association chiffrait en effet à 32% le nombre de ménages n'ayant toujours pas retrouvé de logement un à trois ans après avoir été expulsés.

Près d'un tiers (29%) des personnes interrogées disaient par ailleurs ne pas avoir pu poursuivre leur activité professionnelle en raison de l’expulsion et 43% évoquaient un impact sur leurs enfants (décrochage scolaire, troubles du comportement, problèmes de concentration).

Enfin, 71 % des ménages déclaraient faire face à des problèmes de santé ou des difficultés psychologiques.

"Ce sont des chiffres qui font froid dans le dos, on voit les effets en cascade du désordre social que produit l'absence de politique de prévention digne de ce nom", estime Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre.

Et la récente loi Kasbarian, qui accélère les procédures judiciaires dans les cas de litiges locatifs pour loyers impayés, "ne va pas arranger les choses", ajoute-t-il.

Loin d'être limitée au seul jour de l’expulsion, la "détresse" qui en découle joue souvent les prolongations.

"En septembre, cela fera trois ans que nous sommes à l'hôtel, c'est une horreur", souffle Nadia*, qui a du mal à retenir ses larmes quand elle parle de l'impact de son expulsion sur sa famille.

"C'est une explosion familiale, ça a tout fichu en l'air pour mon plus jeune fils, je suis tout le temps convoquée par le proviseur, il n'a pas de vie sociale, nous non plus. On vit cachés, on a honte de le dire à notre famille et à nos amis", ajoute-t-elle, "désespérée" en l'absence de proposition de relogement.

- "Comme un déchet" -

Un désespoir également ressenti par Sophie lors de son expulsion de son appartement en 2019 après une "spirale infernale" ne lui permettant plus de payer le loyer.

"Je pleurais beaucoup, je n'arrivais pas à dormir", se remémore-t-elle. "J'ai dormi à la rue, je voyais les gens qui passaient devant moi sans s'arrêter, je me sentais comme un déchet".

Epaulée par l'association Droit au Logement (DAL), elle finira par obtenir un logement social en 2021.

Une stabilité retrouvée à laquelle aspire Mohammed, 62 ans. Sa vie a basculé en 2011 quand il "fait une chute", perd son travail et voit son appartement, dont il est propriétaire, "être saisi par la banque".

Après avoir dormi, durant plusieurs années, à l'aéroport Charles-de-Gaulle, il est hébergé en ce moment par un ami et attend toujours une proposition de relogement.

"Pour les adultes, c'est difficile, mais pour les enfants c'est encore plus violent", estime Nadia. "Devoir grandir dans des hôtels...je ne sais pas comment ils peuvent se construire dans ce cadre-là".

*le prénom a été changé

mep/grd/lbx