Explorer le Saint-Laurent à travers les arts de la scène

Le O d'écH2osystème est une roue de quatre mètres de diamètre qui s’accroche au moyen d’une grue sur le pont d’un navire, un quai ou sur les berges du Saint-Laurent des petites et grandes municipalités. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur
Le O d'écH2osystème est une roue de quatre mètres de diamètre qui s’accroche au moyen d’une grue sur le pont d’un navire, un quai ou sur les berges du Saint-Laurent des petites et grandes municipalités. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur

Le Saint-Laurent est un théâtre immense qui nous dépasse. Sa démesure est telle que ses horizons nous échappent. Même si on cumulait nos connaissances scientifiques, économiques, historiques, culturelles, industrielles, politiques ou logistiques, il serait impossible de saisir sa dynamique dans son ensemble.

Si on ne peut cerner son envergure par les sciences, est-ce que les arts vivants pourraient nous permettre de voir plus grand ? Cet article raconte le parcours du projet écH₂osystème, où, par les arts du cirque, je cherche à mettre en scène la complexité de ce qui nous relie à l’écosystème du Saint-Laurent, à travers les échos de ceux qui œuvrent sur ses eaux.


Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur


Ne manquez pas les nouveaux articles sur ce fleuve mythique, d’une remarquable beauté. Nos experts se penchent sur sa faune, sa flore, son histoire et les enjeux auxquels il fait face. Cette série vous est proposée par La Conversation.


écH2osystème est une recherche-création maritime de type documentaire. Sa démarche est à la source de mon doctorat en études et pratiques des arts à l’UQAM et de divers projets scientifiques et artistiques qui allient mes vingt dernières années en arts de la scène et ma fascination de longue date pour l’univers maritime.

La recherche-création se caractérise selon un double objectif : la production d’une œuvre et la production de connaissances liées au phénomène de la création de l’œuvre. écH2osystème mobilise des savoirs, facilite l’intersectorialité, maille les arts et les sciences et interroge les arts comme mode de connaissance à partir d’un écosystème dont nous faisons partie. De ces réflexions, en 2020, je propose cette idée de recherche-création maritime au sens où ce sont les eaux qui actionnent le moteur de création, à la différence d’un projet qui prendrait racine d’un concept, d’un texte, d’une esthétique, d’une performance ou d’une mise en scène.

Changement de cap

En 2017, je quitte ma carrière ponctuée de créations et de tournées à travers le monde pour me tourner vers le Saint-Laurent.

Échantillonnage de la glace de mer à bord du NGCC Amundsen, brise-glace de la Garde côtière canadienne. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur
Échantillonnage de la glace de mer à bord du NGCC Amundsen, brise-glace de la Garde côtière canadienne. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur

Deux éléments sont à l’origine de cette décision. En 2016, suite à la création de Luzia, du Cirque du Soleil, je m’éclipse des théâtres quelques semaines pour traverser le canal de Panama vers l’Équateur comme équipière sur un bateau. Un jour d’escale, l’équipe scientifique de Gorgone m’invite sur le terrain. Je nage vers l’île, lorsque deux jets jaillissent. Surprise par deux rorquals, sans veste de sauvetage, je passe près de me noyer. Cette leçon d’immensité m’accompagne depuis ce temps.

Le second élément est lié au premier projet scénique maritime sur lequel j’ai travaillé. Avudo est un projet à grand déploiement de la Compagnia Finzi Pasca qui marquait les festivités du 375ᵉ anniversaire de Montréal. Directrice du contenu artistique et historique, trois années de recherche m’avaient été nécessaires pour arrimer le synopsis aux couleurs maritimes.

Au fil de ce processus, la perspective historique du fleuve me questionne. Qu’en est-il du Saint-Laurent aujourd’hui ?

Des milliers de mémoires

Entre 2017 et 2022, je pars à la découverte du fleuve au golfe, à bord de divers bateaux de pêche, navires de recherche, vraquiers, traversiers, remorqueurs, barques, barges et même à bord d’un tracteur avançant sur la partie du littoral située entre les limites extrêmes des hautes et basses marées, que l’on appelle l’estran.

Cinq années d’investigation me permettent de rencontrer plus de 300 collaborateurs des sciences marines et des eaux douces, de la pêche et de l’industrie maritime et portuaire. Ces collaborateurs viennent de divers groupes de recherche, ministères, corporations, Premières Nations, administrations portuaires, instituts, réseaux, municipalités ou traditions familiales. Ils sont de toutes les générations, allant de professeurs émérites à des étudiants formés à la fine pointe de la technologie. Ils contribuent au fil conducteur du récit par la transmission de leur connaissance et expérience, de même que par les liens qui se tissent au fil de la trajectoire. Des milliers de mémoires s’amoncellent.

Le O d’écH2osystème est un appareil acrobatique maritime novateur. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur
Le O d’écH2osystème est un appareil acrobatique maritime novateur. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur

J’enregistre en temps réel ces parcelles de vécu qui entrecroisent les connaissances maritimes, scientifiques et de la pêche. Au son de la trame sonore composée des voix des collaborateurs prises sur le vif, les manœuvres acrobatiques transportent les spectateurs dans un port, un laboratoire, sur un navire ou par exemple, en pleine mission scientifique hivernale du Réseau Québec Maritime, à bord du brise-glace NGCC Amundsen, au moment même où les océanographes découvrent une (rare) larve de flétan dans leur filet d’échantillonnage.

Le O d’écH₂osystème, un appareil inédit

Pour manœuvrer du fleuve à la scène sur un horizon durable, j’imagine un navire acrobatique maritime. En tant que chercheuse au Centre de recherche, d’innovation et de transfert en arts du cirque (CRITAC), je conçois le O d’écH2osystème en 2018. Le O est une roue de quatre mètres de diamètre qui s’accroche au moyen d’une grue sur le pont d’un navire, un quai ou sur les berges du Saint-Laurent des petites et grandes municipalités. Les eaux en arrière-plan deviennent le cœur du récit en temps réel.

En 2020, la réalisation du O rassemble une équipe de recherche intersectorielle et des partenaires dont le Réseau Québec Maritime, Doorspec, Multi-Électronique et le chantier naval du Groupe Océan où se construit cet appareil inédit. Les essais sur le O à l’été 2022 amorcent une nouvelle phase du projet, soutenue entre autres par le CALQ, le CAC et le programme d’innovation du CRSNG.

La réalisation du O rassemble une équipe de recherche intersectorielle et des partenaires, dont CRITAC, le Réseau Québec Maritime, Doorspec, Multi-Electronique (MTE) et le Groupe Océan. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur
La réalisation du O rassemble une équipe de recherche intersectorielle et des partenaires, dont CRITAC, le Réseau Québec Maritime, Doorspec, Multi-Electronique (MTE) et le Groupe Océan. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur

Cette nouvelle phase permet une série de résidences de travail collaboratif où les scientifiques deviennent des co-chorégraphes, les pêcheurs des co-metteurs en scène, les marins des co-dramaturges.

Du fleuve au spectateur et du spectateur au fleuve

écH2osystème n’explique pas la démesure de l’écosystème du Saint-Laurent. Il cherche à la mettre en scène par le transfert des connaissances de ses acteurs. Si on hisse le O à la cime d’une grue, l’acrobate devient minuscule. À 20 mètres de hauteur, la colonne d’eau devient vertigineuse. Instinctivement, on retient son souffle. Si le vent se lève, la sensation s’amplifie et ce, même si l’acrobate est en harnais et que toutes les mesures de sécurité sont prises par l’équipage du O.

M’appuyant sur les théories du documentaire contemporain et les écrits du metteur en scène Peter Brook, les arts vivants ont cette capacité de croiser le réel et de dépasser les mots, les données ou la représentation. En 1989, le cinéaste Pierre Perrault cherchait un présent au fleuve. « Existe-t-il seulement ? » Les arts deviennent une lentille qui permet de rétrécir la vie en la transposant à une échelle intelligible.

Cinq années d’investigation me permettent de rencontrer plus de 300 collaborateurs des sciences marines et des eaux douces, de la pêche et de l’industrie maritime et portuaire. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur
Cinq années d’investigation me permettent de rencontrer plus de 300 collaborateurs des sciences marines et des eaux douces, de la pêche et de l’industrie maritime et portuaire. (Geneviève Dupéré), Fourni par l'auteur

Mes premières semaines d’exploration acrobatique maritime à Sept-Îles, Pointe-aux-Trembles, Rimouski et Rivière-au-Renard révèlent des résultats préliminaires prometteurs. À l’été 2023, cette exploration se poursuivra dans différentes municipalités riveraines pour que l’année suivante, je puisse arrimer les scènes co-orchestrées avec les collaborateurs. Ce premier spectacle éventuel s’adressera alors au grand public, en tentant de refléter le Saint-Laurent à une plus grande échelle.

En cherchant à mettre en lumière les liens du fleuve au spectateur et du spectateur au fleuve, écH2osystème s’intéresse à la manière dont la recherche-création nous invite à figurer nos liens avec un écosystème « dans lequel nous vivons, non pas au titre de spectateurs, mais au titre de participants ».

Les eaux du Saint-Laurent abritent de microscopiques crevettes, englouties par les plus grands géants de la planète. Elles coulent depuis la fonte des glaciers jusque dans le robinet de millions d’entre nous. Au cours des prochaines décennies, ces connaissances porteront écH2osystème sur les courants des Grands Lacs à l’Arctique pour remonter vers la scène, où les spectateurs font partie du théâtre de cet écosystème.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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