Egalité de genre : "Les preuves des bénéfices à gagner sont criantes", selon Kristalina Georgieva
L'Europe vit un moment particulier : elle doit à la fois s'atteler à restaurer la stabilité des prix, et à garantir une croissance forte et verte. Mais comment faire en sorte que cette croissance soit inclusive et équitable en mobilisant tout le potentiel de l'Union ?
C'est l'objet de ce numéro de The Global Conversation, dans lequel s'exprime Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international. Une interview signée Sasha Vakulina.
Sasha Vakulina - Madame Georgieva, deux tiers des pays les plus riches du monde se trouvent en Europe, et pourtant les inégalités de revenus sont très répandues sur le continent. Quels sont les effets de ces inégalités sur la croissance économique ?
Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI - La croissance et les inégalités sont étroitement liées. Mais permettez-moi d'évoquer un point très important pour l'Europe : en tant qu'Européenne, je suis particulièrement fière que l'attention portée en Europe à l'inclusion et à l'égalité soit plus importante que dans bien d'autres régions du globe.
Aussi, l'Europe bénéficie de filets de sécurité, sur le plan social, qui ont été mis en place après le Covid ou après l'invasion de l'Ukraine par les forces russes, afin de protéger les personnes les plus vulnérables de la société. Ceci dit, l'Europe peut-elle encore faire mieux ? Bien sûr que oui. Car en Europe comme dans le reste du monde, nous devons faire face à une croissance très anémique, à une croissance ralentie. Alors comment peut-on doper les perspectives de croissance ? En exploitant toutes les ressources dont nous disposons. Ce qui nous amène à un aspect particulier des inégalités, à savoir les inégalités hommes-femmes.
En intégrant davantage les femmes au sein de la population active, et dans les instances de pouvoir de nos sociétés et de nos économies, nous en tirerons d'immenses bénéfices.
Voyons cela plus en en détail. Les moteurs habituels de la croissance s'essoufflent, et de nombreuses économies, comme vous l'avez dit, passent à côté de cette possibilité en n'exploitant pas le potentiel des femmes. Quelle est l'ampleur de ce manque à gagner ?
Nous passons à côté de beaucoup de choses. Malheureusement, d'après l'analyse la plus récente de la Banque mondiale, il n'existe pas un seul pays sur notre planète dans lequel les femmes sont strictement considérées comme l'égal des hommes. Nous avons donc du pain sur la planche. Et je peux affirmer, d'après les analyse réalisées au FMI, que les preuves du bénéfice qu'il y aurait pourtant à gagner pour tout le monde sont criantes. Dans cette période de croissance morose, nous pourrions espérer une hausse allant jusqu'à 23 % du PIB du côté des marchés émergents et des économies en voie de développement. Si on prend une moyenne mondiale, ce chiffre serait de 20 %. Pourquoi s'en priver ? C'est ce à quoi nous aspirons tous.
Comme vous l'avez souligné, pourquoi ne pas exploiter ce potentiel ? Nous connaissons les chiffres, ils parlent d'eux-mêmes, nous en connaissons les facteurs et les bénéfices escomptés. Comment peut-on agir pour faire bouger les lignes?
Il y a un moyen de faire avancer les choses, c'est d'avoir des fondements politiques qui s'appuient sur des données fiables. Le G20 a lancé une initiative très importante qui vise à "combler les lacunes en matière de données". Il s'agit notamment de disposer de données fiables sur la répartition des revenus, sur ce que nous devrions savoir lorsque nous prenons des décisions et sur la manière d'éliminer ces obstacles. Nous savons que les politiques fiscales peuvent y contribuer, tout comme l'investissement dans les services de garde d'enfants ou la sécurité des transports, pour que les femmes ne craignent pas de monter dans un bus ou dans le métro. Et nous savons aussi que la façon dont les femmes sont traitées par le système financier peut aussi aider à lever ces obstacles, lorsqu'elles ont accès aux financements de manière égale, ce qui n'est toujours pas le cas.
Mme Georgieva, malgré les progrès significatifs réalisés au cours des dernières décennies et au rythme actuel des réformes, on estime qu'il faudra trois siècles pour réduire les écarts entre les hommes et les femmes à l'échelle mondiale. Je le répète : trois siècles. Et l'une des mesures les plus importantes pour améliorer la situation est d'augmenter la représentation des femmes aux postes décisionnels. C'est un sujet sur lequel vous avez beaucoup à dire. Dans quelle mesure votre parcours a-t-il été semé d'embûches et quel est votre point de vue sur le sujet ?
J'ai commencé ma carrière professionnelle en tant que jeune enseignante en Bulgarie. Dès le départ, une chose était claire : pour être traitée sur un pied d'égalité, je devais travailler plus que mes collègues masculins. Et j'ai le regret de dire que cela a été le cas tout au long de ma carrière, ou presque.
Ce que je peux dire aux femmes, aux jeunes femmes en particulier, c'est que malgré cela, même s'il y a des obstacles, premièrement, vous pouvez y arriver. Vous êtes fortes, vous êtes intelligentes. Vous êtes belles. Vous pouvez aller de l'avant pour vous-même, mais aussi pour ce que vous allez apporter à la société. Deuxièmement, lorsque vous y serez arrivées, et c'est une leçon très importante qui m'a servie personnellement et dont j'ai constaté l'utilité à de nombreuses reprises au cours de ma carrière, croyez en vous. N'hésitez pas à présenter vos références avec confiance. Je vais vous raconter une petite anecdote bruxelloise. Lorsque j'étais vice-présidente en charge des ressources humaines, nous avions un objectif très ambitieux : porter à 40 % le nombre de femmes occupant des postes de direction. Et je peux dire que la Commission a fait un excellent travail pour atteindre cet objectif. Mais j'ai remarqué une chose, c'est que, lorsque nous n'avions plus que deux candidats en lice, un homme et une femme, qu'ils passaient l'entretien, que tous deux présentaient des points forts et des points faibles sur cinq critères de référence, en remplissant trois critères sur cinq, voici comment l'homme abordait la question. Il disait : "Ecoutez, je remplis parfaitement les trois critères les plus importants et j'apporte au poste ma personnalité extraordinaire. Donc bien sûr que je suis la meilleure personne pour ce poste". Et comment la femme passait-elle l'entretien ? - Elle disait : "Je n'ai rempli que trois critères, je ne sais pas, il y a peut-être quelqu'un de meilleur que moi". Ne faites pas cela. Car si vous ne croyez pas en vous, pourquoi les autres croiraient-ils en vous ?
Et je conseillerais aussi aux femmes de travailler avec d'autres femmes. La taille critique est une force. Je le vois tout le temps. Je le vois au Fonds monétaire international (FMI), à la Banque mondiale, à la Commission européenne, et quand il y a plus de femmes autour de la table, on peut sentir cette énergie dans la salle, et on prend de meilleures décisions parce que nous avons des perspectives différentes, abordées dans cette interview. Alors, faites un pas en avant pour vous, pour les filles et les femmes, pour les garçons et les hommes. Apportez votre contribution à la société !