Dans ce documentaire de France 5 sur l’Iran, des visages ont été générés par IA, sa réalisatrice explique pourquoi

Sarah est la témoin principale du documentaire « Nous, jeunesse(s) d’Iran », diffusé sur France 5. Son visage a été modifié grâce à l’intelligence artificielle.
© Elephant Doc/ Chrysalide Production Sarah est la témoin principale du documentaire « Nous, jeunesse(s) d’Iran », diffusé sur France 5. Son visage a été modifié grâce à l’intelligence artificielle.

TÉLÉVISION - Lorsqu’elle apparaît face à la caméra, Sarah est une jeune fille comme les autres. Elle essaie un bonnet noir assorti à sa doudoune, puis un autre bleu, arrange ses cheveux blonds qui dépassent, en se regardant dans le reflet de l’objectif. En réalité, ce visage que vous voyez dans le documentaire Nous, jeunesse(s) d’Iran, diffusé ce dimanche 21 avril à 21 h 05 sur France 5, n’est pas vraiment celui de Sarah. Il a été créé par une intelligence artificielle (IA).

Comme les siens, les véritables traits d’une dizaine de témoins interrogés ont été modifiés grâce à cette technique, dont vous pouvez voir un aperçu ci-dessous. Une manière de les protéger en les anonymisant, tout en laissant un visage à cette génération qui, quand elle prend le risque de dénoncer ou critiquer le régime de l’ayatollah Ali Khamenei, doit le faire en se cachant.

Fin 2022, la mort de Mahsa Amini en Iran, arrêtée par la police des mœurs pour non-respect du strict code vestimentaire islamique, a déclenché une vague de manifestations violemment réprimées dans le pays. Selon l’ONU, « pas moins de 551 manifestants ont été tués par les forces de sécurité »l’Iran assure qu’il y en a eu deux fois moins. Des milliers de manifestants ont été « détenus arbitrairement ou poursuivis injustement », estime Amnesty International, qui dénonce aussi « les disparitions forcées, la torture et les autres formes de mauvais traitements » à l’œuvre dans la République islamique. Au moins 853 exécutions dans les prisons ont été recensées en 2023 selon l’ONG, une augmentation de 48 % par rapport à 2022.

« Anonymiser », mais pas « esthétiser »

Pour recueillir en toute sécurité la parole, précieuse, des jeunes héritiers de ce mouvement, la réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti aurait pu simplement les flouter. Mais elle souhaitait montrer « un visage, de l’humanité, de l’altérité, des expressions ». Son documentaire, le premier en France à utiliser l’intelligence artificielle sur des visages, a été inspiré par l’utilisation de l’IA dans le documentaire américain Bienvenue en Tchétchénie, sorti en 2020, qui raconte la persécution des personnes LGBTQ+ dans cette région du Caucase russe.

« On révèle les gens sans les révéler totalement. Il s’agit d’anonymiser, mais pas d’esthétiser », insiste la réalisatrice. Certains « faux » visages sont bluffants quand d’autres bougent moins naturellement, et certains sont très brièvement floutés lorsqu’il y a trop de mouvement. « On a gardé à dessein toutes ces imperfections qui permettent, au-delà de la signalétique [un panneau alertant sur l’utilisation de l’IA apparaît à chaque visage modifié, ndlr], de rappeler au téléspectateur qu’on ne le floue pas », explique Solène Chalvon-Fioriti au HuffPost.

L’utilisation de cette technique – dont les détails sont gardés confidentiels – était aussi une question de sécurité. « Aujourd’hui, avec les applications de reconnaissance faciale, on peut faire sauter les flous légers » pour dévoiler les visages, signale la réalisatrice.

« Prendre le régime à son propre jeu »

Dans un pays où les cheveux des femmes sont cachés et leur corps couvert, le visage est « politique ». C’est ce que souligne, dans le documentaire, Afsun Najafi, dont la sœur Hadis, âgée de 20 ans, a été tuée par les forces de l’ordre pendant le mouvement de contestation en 2022. « Comme le gouvernement impose une tenue couvrante et que les jeunes ne peuvent montrer que les mains et le visage, ils les embellissent autant qu’ils peuvent, même par la chirurgie esthétique », analyse la jeune femme, qui a fui l’Iran.

« Je trouvais intéressant de saisir une arme du régime, explique Solène Chalvon-Fioriti : il utilise l’IA pour déshumaniser les gens [notamment en fichant les femmes non voilées dans la rue, ndlr], nous on l’utilise pour rendre l’humanité. »

Le procédé a aussi créé une forme de « collaboration » entre la réalisatrice et les témoins, à qui elle a présenté plusieurs « faux » visages. « Il y avait un côté très ludique. Eux-mêmes ont choisi leurs traits », raconte-t-elle. Et ils ont choisi les plus « beaux », comme pour « se réapproprier les codes de la jeunesse ultra-connectée » et « prendre le régime à son propre jeu ».

Le visage de ces femmes a été modifié grâce à l’intelligence artificielle pour le documentaire « Nous, jeunesse(s) d’Iran » sur France 5.
© Elephant Doc/ Chrysalide Production Le visage de ces femmes a été modifié grâce à l’intelligence artificielle pour le documentaire « Nous, jeunesse(s) d’Iran » sur France 5.

À l’heure où l’intelligence artificielle suscite plus de crainte que d’espoir, et que les « deep fakes » sont synonymes de fausses informations, Solène Chalvon-Fioriti plaide pour une « IA vertueuse » tant qu’elle est utilisée « dans un contrat parfaitement clair avec le téléspectateur ».

« Cela va permettre de faire parler des gens qu’on n’entend pas », présage-t-elle. Comme Sarah, engagée dans le mouvement de révolte, que l’on suit dans son quotidien à l’université ou dans sa colocation, au fil d’images tournées par la jeune femme elle-même – les deux demandes de visa de la réalisatrice ayant été refusées. Comme Mariam, 22 ans, qui dénonce ouvertement la « corruption » du gouvernement et la privation de certaines libertés, assise à côté de sa mère qui, elle, estime que le mouvement « Femme, vie, liberté » n’a servi à rien. Comme Anahita, 29 ans, fidèle au régime des mollahs alors que d’autres jeunes de son âge manifestent.

Une mosaïque témoignant « d’une forme de frustration » face au durcissement du régime qui est parvenu à éteindre les manifestations, mais montrant aussi que la République est « défiée constamment », selon Solène Chalvon-Fioriti : « et la violence ne peut rien faire contre la liberté de conscience ».

À voir également sur Le HuffPost :

Proche-Orient : la France met en garde l’Iran contre ses « actions déstabilisatrices » avec « ses affidés »

Le prix Nobel de la paix remis à la famille de Narges Mohammadi toujours incarcérée dans la prison d’Evin