Vous dites "faire de l'essence"? Vous n'êtes pas seul, la preuve

LANGUE FRANÇAISE - Le sujet du prix de l’essence est au cœur des préoccupations du moment, à l’heure où les prix flambent en raison du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Le seuil symbolique des 2 euros par litre est franchi dans de plus en plus de stations-service depuis l’invasion russe le 24 février dernier.

Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes se plaignent des prix au moment “d’aller faire de l’essence”. Une expression utilisée dans certaines zones bien précises en France, comme l’analyse le linguiste Mathieu Avanzidans la vidéo en tête d’article.

Le professeur ordinaire à la faculté des lettres et sciences humaines de l’université de Neuchâtel a cartographié l’usage de cette expression en 2018, au moment de la crise des gilets jaunes. À l’époque, le prix de l’essence était déjà un point de crispation majeur. Pour son étude, 12.000 participants issus de toute la France ont précisé s’ils allaient “faire le plein d’essence” ou “faire (de) l’essence”.

Il en ressort cette carte qui présente les zones (en jaune) où l’expression est le plus utilisée.

L'expression
L'expression

L’expression est particulièrement utilisée dans la “France périphérique”, notamment en Bretagne, en Normandie ou dans la région Sud (ex-Paca). Toutefois Mathieu Avanzi précise qu’il est difficile de connaître son origine précise en raison du manque de données historiques sur le sujet.

“Dans l’histoire du français c’est assez difficile de savoir précisément quand cette expression est née puisque quand on cherche ‘faire de l’essence’, on trouve beaucoup d’occurrences au sens de ‘faire de l’essence de vanille’ par exemple”, explique-t-il, qualifiant cette particularité de “régionalisme de fréquence”. Concrètement, cela signifie que l’expression est connue partout au niveau national, mais son usage est limité à certaines aires géographiques précises.

Parmi les autres régionalismes de fréquences connus, le linguiste évoque par exemple l’adjectif brun, connu de tous mais pourtant utilisé majoritairement dans les régions de l’Est de la France. Même cas de figure pour “point d’heure” que l’on retrouve notamment dans l’expression “rentrer à point d’heure”.

Dîtes-vous
Dîtes-vous

Que dit l’Académie française?

L’Académie française avait déjà été consultée à propos de “faire de l’essence” en juillet 2013. Une certaine Joséphine G. avait sollicité l’institution sur ce sujet. “J’entends souvent l’expression ‘faire de l’essence’ utilisée dans le sens de ‘faire le plein’, et cela a tendance à m’agacer”, écrivait-elle. Les Sages étaient allés dans son sens précisant que “cette expression n’est, en effet, pas de très bonne langue, on dira plutôt ‘faire le plein d’essence’.”

Mais cette recommandation de l’Académie ne semble pas tellement avoir eu d’effet sur son usage, bien au contraire. Pour Mathieu Avanzi, si l’expression a émergé, c’est avant tout parce qu’elle répond à un besoin. “Elle est construite sur la même forme syntaxique que ‘mettre de l’essence’ ou ‘faire le plein’. Elle est tout à fait cohérente d’un point de vue du système puisqu’elle s’insère dans des paradigmes”, souligne celui qui est également directeur du Centre de dialectologie et d’étude du français régional.

“Elle a émergé dans un processus d’analogie. Il y avait un besoin et cette expression remplie une case qui était vide en quelque sorte. À partir du moment où une certaine partie de la population l’utilise, on doit admettre que l’expression fait partie de la langue.”

Un usage en hausse dans la presse

Un des outils plébiscité par les chercheurs pour mesurer l’emploi d’un mot consiste à observer si celui-ci est utilisé dans la presse. L’outil Europresse permet de faire ce travail pour observer la vitalité d’une expression, comme vous pouvez le voir ci-dessous.

Nombre d'occurrences de l'expression
Nombre d'occurrences de l'expression

On remarque que l’expression est de plus en plus utilisée par les médias depuis le début des années 2000. Les journaux de l’ouest de la France sont ceux qui se l’approprient le plus, notamment Ouest-France, confirmant ainsi le travail de cartographie du linguiste.

“Lorsqu’une expression est pointée du doigt par l’Académie française, elle est rarement retrouvée à l’écrit. Le fait de retrouver ‘faire l’essence’ dans les journaux montre que finalement son usage se répand et que l’expression est bien entrée dans la langue.”

S’il est toujours difficile de faire des pronostics sur l’évolution des usages dans la langue française, Mathieu Avanzi pari sur la généralisation de “faire de l’essence” à toute la France. Vous pouvez participer aux recherches du linguiste qui prépare de nouvelles cartes sur son application “Français de nos Régions”.

À voir également sur Le HuffPost: 7 expressions françaises de nos régions que vous ignorez peut-être

Cet article a été initialement publié sur Le HuffPost et a été actualisé.

LIRE AUSSI