Digital Markets Act, cette nouvelle loi européenne que Google et Apple détestent (et c’est une très bonne chose)

Digital Markets Act, cette nouvelle loi européenne que Google et Apple détestent (et c’est une très bonne chose)
Digital Markets Act, cette nouvelle loi européenne que Google et Apple détestent (et c’est une très bonne chose)

INTERNET - Google Maps ne s’affiche plus en tête des résultats Google ! Un bug ? Non, une révolution. Ce mercredi 6 mars, le Digital Markets Act (en français, règlement sur les marchés numériques) européen entre en application, et malgré son nom peu engageant, il vous concerne de près. Discuté depuis 2000, voté par le Parlement européen en 2022, ce texte a pris son temps, mais les résultats attendus sont à ce prix. Peut-être, grâce au DMA, l’internet des années 2010 pourra enfin faire sa mue… Et avec lui, un certain capitalisme, pas moins.

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Le DMA, qu’est-ce que c’est ? Un coup porté aux écosystèmes fermés qui constituent, aujourd’hui, notre expérience en ligne. Autrement dit, « on veut ouvrir les grands de la “big tech” pour permettre à de plus petit d’arriver sur le marché », résume au HuffPost Alexandre de Streel, professeur de droit européen à l’université de Namur (Belgique). Et les moyens choisis ne font pas dans la dentelle. Voilà comment cela fonctionne.

Le DMA, son fonctionnement, ses (énormes) sanctions

Le DMA identifie des « Gatekeepers » (contrôleurs d’accès en français), c’est-à-dire des sociétés dont le pouvoir est vu comme quasi monopolistique sur certains réseaux ou certains usages. Pensez à Google pour les moteurs de recherche, à Amazon pour l’e-commerce, à l’iOS d’Apple dans les iPhones... En tout, il y en a six pour l’instant : Alphabet (Google), Amazon, Apple, Meta (Facebook), Microsoft, et ByteDance, la maison mère de TikTok.

Ces contrôleurs d’accès sont soumis à une série, assez drastique, d’obligations nouvelles :

  • Interdiction de croiser les données personnelles des utilisateurs sans leur consentement (votre profil Facebook n’ira plus automatiquement nourrir vos préférences Instagram, par exemple).

  • Obligation, en cas de demande d’un utilisateur, de supprimer des données liées à son activité ou à son profil, ou de les transférer vers un autre service (d’un réseau social à un autre, par exemple).

  • Interdiction de forcer les sociétés passant par les plateformes des contrôleurs d’accès à utiliser des services payants créés aussi par les contrôleurs d’accès. Par exemple : Apple ne pourra plus obliger les applications présentes sur l’Appstore à forcément passer par les systèmes de paiement développés par Apple (la liste complète des changements concernant Apple peut se lire sur le site Frandroid).

  • Interdiction de mettre en avant des services déclinés par leur marque au détriment de services concurrents.

Et si les entreprises concernées ne jouent pas le jeu, dire que l’addition sera salée relève du doux euphémisme. « C’est la commission européenne qui exerce le pouvoir de sanction », décrypte pour le HuffPost Ariane Mole, avocate associée chez Bird&Bird, spécialisée en protection des données personnelles, « et les sanctions sont énormes ! ». Les amendes prévues en cas de manquements aux règles du DMA se montent ainsi à 10 % du chiffre d'affaires mondial des sociétés qui ne joueraient pas le jeu, « et 20 % en cas de récidive », ajoute l’avocate. Pour référence, le chiffre d’affaires de Google s’élevait en 2021 à 236 milliards d’euros... Alors chez les GAFAM en question, on est un peu nerveux.

Apple vent debout contre la loi

Quitte à grincer des dents devant ce nouveau cadre européen, tous n’ont pas adopté la même stratégie. De guerre lasse, Microsoft, Google et Meta ont accepté leur désignation comme « contrôleur » et annoncé qu’ils travailleraient pour s’adapter à ce statut. ByteDance, le géant chinois propriétaire de TikTok, a tenté (en vain) de gagner du temps jusqu’à la dernière minute pour rester en dehors de ces obligations.

Mais le plus nerveux, ou le plus transparent dans sa fébrilité, c’est sans aucun doute Apple, le pape des systèmes fermés. Et il a beaucoup à dire contre la législation européenne, tellement que la firme a publié un étrange pamphlet de 32 pages à destination des développeurs utilisant ses services. Tout commence « bien », avec des pages entières faisant l’apologie de la protection des données version Apple… Avant d’exposer des e-mails envoyés par des utilisateurs inquiets à Tim Cook, le PDG de la société. La cause de leur angoisse ? Le DMA, bien sûr.

« Dear Tim », un extrait de l’étrange communication d’Apple autour du DMA
Apple « Dear Tim », un extrait de l’étrange communication d’Apple autour du DMA

Et c’est bien parce qu’à travers le DMA, « on porte atteinte au modèle économique des entreprises », reconnaît Ariane Mole, notamment pour le ciblage publicitaire, au cœur de la machine. Mais cette bataille est désormais perdue : une fois identifié comme contrôleur, l’entreprise a six mois pour se mettre en conformité. C’est pourquoi, bon gré mal gré, les géants du net ont déjà beaucoup changé.

C’est ainsi que rechercher un hôtel ou un vol sur Google ne vous renvoie plus en premier vers les services de Google, qu’il est désormais possible de désinstaller de nombreux programmes dans Windows (comme son IA Cortana ou l’application de la webcam), ou même que l’on peut payer pour Instagram.

En effet, depuis novembre, les Européens peuvent payer un abonnement mensuel pour leur réseau social préféré en échange de l’absence totale de publicité. Une mesure explicitement mise en place pour préparer le DMA. Et qui pourrait bien présager d’un changement de fond.

Un coup d’arrêt à la « merdification » ?

« L’Union Européenne a pris une posture historiquement agressive contre la “big tech” et globalement, c’est très bien » : le satisfecit ne vient pas de n’importe qui, mais d’un observateur avisé du net, du journaliste spécialisé Cory Doctorow. Interrogé par le HuffPost, ce critique rigoureux des GAFA qualifie l’évolution des services en ligne depuis une dizaine d’années du terme à succès d’ « enshittification » - en français, « merdification ».

C’est suivant ce principe bien nommé que Facebook, après avoir attiré des centaines de millions d’utilisateurs dans une plateforme simple à utiliser, s’est mis à collecter les données sans leur accord. Pour les vendre aux plus offrants dans un premier temps, puis pour enfermer les internautes dans une bulle où le contenu de qualité n’est plus du tout mis en avant.

Le journaliste américain voit dans le DMA une lutte frontale contre cette « merdification » par des entreprises qui, de par leur position et leur taille, empêchent l’émergence de nouveaux acteurs. « Les mêmes patrons qui ont créé de bons services à l’époque où ils avaient des contraintes, sont les mêmes patrons qui agissent d’une manière atroce quand ces contraintes leur sont enlevées », dénonce Cory Doctorow.

Le DMA permettrait donc de remettre de la contrainte sur des plateformes devenues trop à l’aise avec leur statut de géant incontournable. Avec un sacré paradoxe à la clef : avec ces règles, « on veut redonner plus de place au marché, on veut libéraliser la tech » , estime Alexandre de Streel. La concurrence s’appliquant à nouveau, la « merdification » va-t-elle s’arrêter ? Ce qui est certain, c’est que de nombreux pays, du Canada au Japon, en passant par la Corée du Sud et le Brésil, regarde l’expérience européenne avec intérêt.

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