Quand les destins d’un gynécologue et celui d’un acteur se rejoignent sur la même ligne de défense

Meilleur acteur dans série dramatique - Kevin Spacey (House of Cards)
Meilleur acteur dans série dramatique - Kevin Spacey (House of Cards)

VIOLENCES FAITES AUX FEMMES - Quel rapport entre une star hollywoodienne et un gynécologue parisien ? Une ligne de défense. Kevin Spacey, le héros déchu de House of Cards et Émile Daraï, gynécologue réputé de l’hôpital Tenon, voient tous deux leur procès s’ouvrir, l’un pour harcèlement sexuel, l’autre pour violences médicales, et tiennent des défenses symétriques, l’acteur se cachant derrière son personnage imaginaire, le docteur derrière son expertise scientifique. Des abus sexuels couverts par la fiction ou la physiologie.

Comment interpréter cette symétrie ?

Kevin Spacey, « Let me be Franck »

Commençons par la défense de Kevin Spacey, la plus spectaculaire puisqu’elle prend la forme d’une vidéo s’intitulant « Let me be Franck » (jeu de mot entre le prénom de son personnage dans House of Cards et l’adjectif « franc »), qu’il a lui-même diffusé en 2018 après sa mise en accusation, et qui a cumulé plus de vues que la série elle-même. Reprenant son rôle de président cynique, il s’adresse au spectateur pour l’incriminer, mettant en œuvre la « stratégie de rupture » qu’avait utilisée Jacques Vergès dans les années 1960 pour défendre les militants du FLN, stratégie par laquelle, au lieu de solliciter l’indulgence de ses juges par une position de repentance, il retournait l’accusation de terrorisme contre cette France coloniale sûre de son bon droit.

Avec le ton suave et empoisonné de Franck Underwood, Spacey y accusait son public de l’aimer dans sa perversion même : « Je vous ai révélé mes plus noirs secrets, [...] et vous m’avez fait confiance.  » Il s’adressait ainsi à la mauvaise conscience d’une Amérique puritaine qui pensait pouvoir se laver secrètement de son voyeurisme par son indignation et gagner sur les deux tableaux. De fait, son accusateur Anthony Rapp, en réclamant 40 millions de dollars à l’acteur pour s’être à moitié couché sur lui à la fin d’une fête, il y a 35 ans, ne fonde-t-il pas sa demande de réparation sur le succès du rôle de son agresseur ?

Émile Daraï, « un gynéco-bashing »

Inversement, M. Daraï, et derrière lui toute une profession qui dénonce un « gynéco-bashing » (« Paroles de gynécologues obstétriciens sur leur pratique », Le Monde, 13/10/2022), récuse en bloc les accusations de maltraitance en faisant valoir la nécessité médicale. Ce n’est plus la fiction qui déborde sur la réalité, mais la physiologie qui camoufle la brutalité. Les témoignages abondent : pénétrations vaginales ou rectales imposées, parfois sous le regard d’internes invités sans accord préalable, gestes brusques, souffrances minimisées, actes médicaux accomplis sans autorisation, en particulier sous anesthésie des patientes, nudité requise sans raison. La notion de consentement, de l’aveu même de certains médecins, est ignorée. « Jusque-là, on supposait qu’elles acceptaient l’examen clinique. » Si une patiente hurle de douleur et supplie qu’on interrompe un geste médical, la réponse du médecin est imparable : « on n’a pas d’autres choix, Madame » (Le Monde, 13/10/2022).

Si, pour Paul Ricœur il n’y a qu’une différence de degré entre le geste de soin et l’acte de torture (Médecins tortionnaires, médecins résistants), le glissement de l’un à l’autre est bien ce qu’on reproche à ce gynécologue qui montre, par sa brutalité, qu’il a oublié que la médecine est autant soin que traitement. Problème qui concerne toute la profession médicale.

« Une suprématie qui favorise la maltraitance »

Le mouvement #metoo a montré comment le patriarcat et la « culture du viol » préparaient les esprits à tolérer les violences faites aux femmes. De même, l’élitisme de la formation des médecins, la hiérarchisation des spécialités, l’organisation pyramidale des soins, produisent des docteurs prescripteurs plus que des médecins empathiques, des savants plus que des soignants, bref une suprématie qui favorise la maltraitance (Martin Winckler, Les brutes en blanc).

On comprend que, pour masquer une démesure aussi incontestable dans ses effets qu’imaginaire dans ses causes, les violences se prévalent du réel aussi bien que de la fiction.

Finalement, cette symétrie des défenses souligne la nocivité du statut social prééminent qui, dans les deux cas, a armé et protégé les accusés à la manière de cet anneau de Gygès platonicien dont le pouvoir d’invisibilité, symbolisant l’impunité, avait transformé un innocent berger en tyran sanguinaire. Elle appelle, en creux, à dégager du masque de la star et du docteur qui en imposent, la décence des personnes qui en rabattent.

Cette tribune, initialement proposée au HuffPost puis publiée sur La Tribune de Genève (en accès payant), a été reproduite sur Le HuffPost avec l’accord de son auteur.

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