"Le défouloir des patients": quand la pénurie de médecins fait vivre un enfer aux secrétaires médicales
Du matin au soir, le téléphone de Charline ne s'arrête jamais de sonner. Prise de rendez-vous, demandes d'ordonnances... En télétravail à Villefranche-sur-Saône (Rhône), la secrétaire médicale de 38 ans enchaîne les coups de téléphone tout au long de la journée, sans "aucun moment de répit". À plus de 350 appels de patients par jour, elle a à peine le temps de prendre une pause ou d'aller aux toilettes.
"Sous pression constante", elle décrit "un rythme harassant" et "des journées de travail absolument délirantes", alors qu'elle doit gérer - avec d'autres secrétaires - les patients d'une cinquantaine de médecins généralistes et spécialistes pour une plateforme téléphonique à distance. Parmi eux, des dermatologues, neurologues ou encore cardiologues de la région lyonnaise où elle est basée, mais pas seulement. Certains exercent à Paris, dans le Lot ou près de la frontière suisse.
"Ça sonne constamment", souffle-t-elle. Et pour cause, les plannings de tous les médecins pour lesquels elle travaille sont systématiquement remplis à cause du manque de professionnels de santé dans chacune de ces zones géographiques. Toute la journée, elle doit donc leur annoncer qu'ils ne prennent pas de nouveaux patients, ou qu'il n'y a pas de rendez-vous disponible avant des mois.
"La haine" au quotidien
Cindy a subi le même rythme pendant plus de 10 ans au sein du cabinet médical où elle exerçait pour 7 médecins généralistes en Haute-Garonne, avant d'entamer une reconversion professionnelle au printemps dernier. Ses journées de travail étaient devenues un véritable "enfer": au bout du fil, la secrétaire médicale de 32 ans avait pris l'habitude de trouver des gens agressifs.
Dès qu'elle annonçait les délais d'attente pour un rendez-vous ou qu'elle devait refuser de nouveaux patients, la secrétaire médicale devait faire face à leur colère au bout du fil. "Le pire, c'est qu'on se fait disputer par des patients alors qu'on les comprend. Trois mois d'attente pour un rendez-vous ce n'est pas normal. Si ça ne tenait qu'à moi je les prendrais bien sûr, mais je ne fais qu'exécuter."
"La haine, on en fait l'expérience tous les jours dans ce métier", poursuit-elle. "Quand ça touche à leur santé, les gens sont capables de devenir odieux", notamment lorsqu'ils demandent un renouvellement d'ordonnance ou une interprétation d'analyses biologiques et que le médecin n'a pas le temps de les rappeler dans la journée.
"Ils n'ont aucune limite. Ça peut aller très très loin, jusqu'aux insultes et aux menaces", raconte Charline.
Elle affirme que certains l'ont déjà menacé de violences physiques ou ont eu recours au chantage en la menaçant d'écrire à leur médecin dans l'espoir qu'elle soit licenciée. D'autres, encore, n'hésitaient pas à l'insulter avant de lui raccrocher au nez, ou à lui lancer des phrases assassines telles que "si je meurs ce sera de votre faute".
À bout de nerf, Charline ne cache pas être parfois un peu "dégoûtée de l'humain". Elle a trouvé deux solutions pour gérer ce type de personnes: "crier plus fort qu'eux ou raccrocher". Elle a aussi réclamé que les appels téléphoniques soient systématiquement enregistrés afin de pouvoir agir en cas d'incivilité.
"Les gens peuvent vriller"
Mais la secrétaire médicale raconte qu'il lui arrive aussi de craquer entre deux coups de téléphone en journée, ou lorsqu'elle rentre le soir épuisée. "Quand trop c'est trop, je demande parfois à aller aux toilettes deux minutes pour souffler", assure-t-elle. "J'ai parfois besoin d'extérioriser, de crier un bon coup pour pouvoir continuer."
La violence était devenue tellement courante qu'un système de vidéosurveillance et une ligne téléphonique en lien direct avec la gendarmerie avaient même été installés dans le cabinet médical où travaillait Géraldine près d'Aix-en-Provence avant de quitter la profession il y a quelques mois.
Une affiche dissuasive précisant que "tout acte agressif ou irrespectueux fera l'objet d'une plante auprès de la gendarmerie et sera sanctionné" avait aussi été placardée près de son bureau.
L'ancienne secrétaire médicale reconnaît que les patients pouvaient être amenés à attendre plus de 3 heures dans ce cabinet, qui fonctionnait sans rendez-vous. "On avait une très grosse activité, la salle était tout le temps bondée", explique-t-elle. "Et depuis le Covid, il y avait pas mal de tensions car des patients ne supportaient plus d'attendre. Ils considéraient qu'ils devaient être reçus tout de suite."
"Quand ça touche aux enfants, là c'est le pire", ajoute-t-elle. "Les gens peuvent complètement vriller".
"On sait très bien que s'ils viennent nous voir, c'est qu'ils souffrent et qu'ils se sentent ballottés entre nous et les urgences où il y a près de 10 heures d'attente, mais qu'est-ce qu'on peut faire à notre niveau? On ne sait parfois pas quoi leur répondre", s'interroge Géraldine.
"On est le bouclier des médecins"
Un jour, le père d'un patient âgé à qui le médecin avait refusé d'accorder la Complémentaire santé solidaire (ex-CMU complémentaire) a menacé de mort Géraldine. "Il tapait dans le vide en criant qu'on avait volé son père, qu'il allait m'arranger le portrait ou encore me trancher la gorge", se souvient Géraldine, encore profondément choquée par cet incident, malgré le soutien qu'elle a reçue de sa hiérarchie. Elle n'a pas porté plainte.
Les secrétaires médicales confient avoir l'impression d'être "le défouloir" des patients en étant en première ligne de la sorte, et elles se sentent parfois méprisées
"On fait tampon entre les gens et le docteur", regrette Cindy, qui trouve ce rôle "injuste" et "lourd" à encaisser.
"On se fait incendier à longueur de journée et dès que les patients voient le médecin, c'est le grand sourire et ils sont doux comme des agneaux", déplore-t-elle, tout comme Géraldine. "On est vraiment le bouclier des médecins".
La plupart du temps, les secrétaires interrogées rapportent que les médecins pour lesquelles elles travaillent sont conscients mais démunis face à la violence verbale et physique auxquelles elles font face au quotidien. Cindy rapporte toutefois qu'après des épisodes d'intimidation à l'accueil, certains médecins généralistes n'ont pas hésité à contacter les patients eux-mêmes pour les prévenir qu'ils n'étaient plus les bienvenus au cabinet.
"Je n'excuse pas la violence mais je peux la comprendre", réagi le Dr Latifa Miqyass, médecin généraliste à Bazoches-les-Gallerandes (Loiret), qui a vu maintes fois ses secrétaires médicales "se faire hurler dessus à longueur de journée" ces dernières années. "Quand un patient fait le tour des cabinets et qu'il est refusé partout, je peux vous assurer qu'au bout d'un moment la courtoisie quitte le navire."
Depuis, elle a trouvé la parade en mettant en place en 2019 un numéro dédié aux rendez-vous d'urgence, avec la promesse de trouver un créneau en 48 heures dans le département. De quoi apaiser certaines des tensions.