Comment décrypter « Rich Men North of Richmond », le succès de l’été aux États-Unis, récupéré tant par la droite populiste que par la gauche
Cet été, deux chanteurs country américains sortis d’un peu nulle part, Jason Aldean et Oliver Anthony, ont produit des hits inattendus. Dans les deux cas, leurs chansons ont été récupérés politiquement.
« Rich Men North of Richmond », de Oliver Anthony, qui est apparu sur YouTube il y a seulement deux semaines, est la chanson numéro un aux États-Unis cette semaine, surpassant la très populaire Taylor Swift !
Sur le plan sociologique, bien que son contenu soit essentiellement libertarien, elle brouille les cartes entre la gauche et la droite populiste américaines. La chanson est en effet célébrée tant par l’aile trumpiste du Parti républicain que par certains démocrates. De son côté, le chanteur de « Try that in a Small Town », Jason Aldean, est un supporter de Trump avoué. Son hit est clairement à droite du spectre politique et encensé par les Républicains.
Anthony se présente plutôt comme « pretty dead center on politics ». Cela ne l’empêche pas de lire des versets des Psaume évoquant les ennemis de Dieu avant une interprétation récente de son hit. Et son contenu s’inscrit bien dans l’univers libertarien états-unien, comme nous le verrons.
En tant que chercheurs oeuvrant dans le domaine de la sociologie politique, nous nous intéressons aux représentations sociales portées par les acteurs sociaux notamment au sein des mouvements nationalistes et populistes.
Deux visions du « peuple »
Avant d’entrer dans l’analyse de la chanson, rappelons ce que les populistes de gauche et de droite ont en commun.
Les deux conçoivent le champ politique comme divisé entre un peuple, considéré comme organique, authentique et moral, et des élites, déconnectées, stratégiques, inauthentiques et surtout immorales. La gauche tend à voir le peuple comme un demos, le socle de la démocratie, et la droite comme un ethnos ou un heartland, gardien de l’authenticité de la nation.
Les populistes de droite conçoivent la communauté comme distincte de l’État. Elle est caractérisée par son capital élevé d’autochtonie, de « gens de la place », opposé à celui des immigrants ou des élites. L’évocation de la small town dans le hit de Aldean est typique de cette représentation.
Travail valorisé, travail méprisé
La droite populiste américaine se caractérise par son adhésion au producérisme et au libertarianisme.
Le producérisme est un attachement à une éthique du travail rigoureuse dans les deux sens du terme. Rigoureuse au sens protestant d’une relation disciplinée, vocationnelle et méritoire au travail, et dans la valorisation du travail manuel et physique, ce que le sociologue Everett Hughes qualifiait de « travail sale ».
La littérature récente sur l’identité sociale des occupations « sales » explique comment ses artisans reconstruisent leur perception de soi afin de s’en créer une image positive. Ainsi, l’évocation de la situation des mineurs par Anthony active la solidarité au sein des gens qui font ce genre de travail. Ils reconfigurent ainsi leur identité en répondant au mépris dont leur occupation est l’objet.
Par ailleurs, l’évocation dans « Rich Men » du tourisme sexuel des élites en quête de « mineurs sur une île quelque part » fait écho au cadrage de celles-ci comme nécessairement « immorales », voire aux conspirations entourant la soi-disant pédophilie des élites diffusée par les disciples de Qanon.
Enfin, la pratique religieuse assidue est souvent associée à l’adhésion à une conception populiste du politique. Dans The Flag and the Cross, les sociologues Philip S. Gorsky et Samuel L. Perry démontrent que parmi les « blancs », ceux qui déclarent avoir une importante pratique chrétienne évangélique sont beaucoup plus susceptibles d’adhérer au nationalisme chrétien et blanc, que les non-croyants.
Un discours de classe à dimension libertarienne
Ce qui démarque la chanson de Anthony des discours de droite populiste habituels est qu’elle formule une opposition de classe basée sur le revenu socioéconomique. Ceci va plus loin que l’évocation vague d’une opposition entre un peuple et une élite ou un système. Ceci explique que la chanson ait pu interpeller une partie de la gauche.
La dénonciation morale des riches n’a cependant rien de spécifiquement « de gauche ». Elle a surtout de profondes assises dans la tradition chrétienne.
Inversement, pour la tradition sociale-démocrate, ce n’est pas le fait d’être riche qui est mal en soi, c’est plutôt l’absence d’un droit du travail, d’une liberté d’association et de mécanismes et d’institutions de justices redistributives.
Ainsi, comme le souligne le chanteur Billy Bragg, dans une chanson en réponse au hit de Anthony, les syndicats brillent par leur absence dans sa vision du monde, comme dans celle des libertariens.
Pour contrer les difficultés bien réelles amenées par la transformation du monde du travail, les sociaux-démocrates contemporains suggèrent que d’importants programmes de formation continue et l’investissement dans l’éducation aux adultes peuvent favoriser la reconversion occupationnelle angoissante du « New World » évoquée par Anthony.
Inflation et « régions périphériques »
Plusieurs facteurs expliquent le succès à droite de l’hymne de Oliver Anthony.
D’abord, il y a la perception répandue selon laquelle la gauche a abandonné les cols bleus à qui s’adresse, de fait « Rich men ». Une partie de cette composante de la population se sent méprisée par des « élites » qui monopolisent le capital symbolique, éducationnel et culturel. Le fait qu’ils soient considérés comme privilégiés en fonction de leur « race » et de leur « sexe », selon certaines analyses un peu mécaniques, ne permet guère de comprendre les stigmates auxquels ces travailleurs sont réellement confrontés ni les enjeux sociaux auxquels sont confrontées les régions postindustrielles.
Cette première dynamique est amplifiée par ce qui est également perçu comme une incompréhension de la réalité quotidienne des gens éloignés des grands centres urbains. Les habitants des « régions » ont plus souvent tendance à ne pas se sentir représentés par les élus et les médias. Même si cette dynamique persiste année après année, il est rare que la gauche se questionne sur l’importance d’inclure le point de vue de ces habitants au sein de la « bonne » diversité.
Par ailleurs, les contextes inflationnistes favorisent la diffusion des « solutions » libertariennes. Lorsque les citoyens voient leur pouvoir d’achat fondre et le prix de leur hypothèque s’envoler, ils sont confrontés à des choix difficiles, sinon à la survie de leur projet de vie. S’ils ne voient pas les retombées positives des taxes qu’ils paient, ils sont susceptibles de voir l’État social et la justice redistributive comme des mécanismes qui ne fonctionnent pas pour eux.
La polarisation profite aux populistes
Il n’y a pas de solution miracle contre la montée de la droite populiste. On peut cependant rappeler certaines leçons sociologiques sur les polarisations.
L’identité sociale des groupes se construit en grande partie à travers des cadrages, des rituels et des interactions. Pour désamorcer la polarisation qui nourrit la droite populiste, ses opposants doivent cesser de les interpeller comme des « paniers d’êtres déplorables », pour reprendre l’expression élitiste de Hilary Clinton. Elle doit aussi cesser de les pathologiser, comme c’est souvent le cas dans les approches psychologiques de la radicalisation politique. Plutôt que les désamorcer, ces interpellations renforcent le cadrage et la polarisation qui profitent aux politiciens populistes.
Exclure des groupes de la participation à des interactions politiques légitimes a principalement pour effet de renforcer leur solidarité, tout comme se moquer de ses rituels. Un cadre légal doit empêcher l’incitation à la violence, la diffamation et protéger le droit à la réputation et à la vie privée. Mais les rencontres permettent ultimement des recadrages, ou des changements qui désamorcent ou font évoluer l’identité sociale des personnes qui s’identifient à des groupes.
Celles-ci sont généralement en mesure d’évoquer des raisons, cognitives ou morales, pour justifier leurs actions. Personne n’est obligé de les partager ni de les trouver ‘bonnes’. Il faut cependant chercher à les comprendre et à reconstruire les conceptions de la justice et de l’injustice qu’elles alimentent ou sur lesquelles elles reposent. C’est une avenue aussi impopulaire que difficile, mais les alternatives ne sont pas évidentes.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
Lire la suite: