"Cowboy Carter": comment Beyoncé s'est réappropriée la musique country dans son nouvel album

Après avoir rendu hommage aux artistes noires pionniers de la house et du disco, Beyoncé s'attelle désormais à la mise en valeur de l'histoire noire de la musique country dans le deuxième album de son triptyque Renaissance, Cowboy Carter, dévoilé ce vendredi 29 mars.

La chanteuse a amorcé cette transition musicale en février, avec la sortie de deux singles, Texas Hold'em et 16 Carriages, en marge du Super Bowl. Beyoncé étant une artiste éminemment influente, ces deux titres ont relancé l'engouement pour le genre. Le soir du Super Bowl les recherches du terme 'country' ont fait un bond de 80%, selon Pinterest Predict.

Pourtant, Beyoncé n'en n'est pas à son coup d'essai avec la country. En 2016, dans son album Lemonade, l'artiste originaire du Texas s'était initiée au genre sur le morceau Daddy Lessons, qu’elle avait interprété aux Country Music Awards. Une véritable "Renaissance" dans un genre traditionnellement associé à l'Amérique blanche et conservatrice, souvent critiqué pour son manque d’inclusivité.

"Je ne me sentais pas la bienvenue"

Fruit "de plus de cinq ans de travail", l'album Cowboy Carter a été imaginé en réaction au rejet de la chanteuse par la communauté country, il y a plusieurs années.

"Il est né d'une expérience que j’ai vécue il y a des années où je ne me suis pas sentie la bienvenue (...)", explique-t-elle.

En 2016, lorsqu'elle sort son morceau Daddy Lessons aux sonorités et influences ouvertement country, la chanson est rejetée par le comité musical de la Recording Academy, qui refuse de la nommer aux Grammy Awards dans la catégorie de la meilleure chanson country.

La même année, Beyoncé se produit également sur la scène des Country Music Awards aux côtés du groupe de country féminin, The Chicks. Mais la présence de la chanteuse va susciter des réactions virulentes d'une partie de la communauté country qui ira jusqu'à appeler au boycott de la cérémonie.

"Les critiques auxquelles j’ai dû faire face lorsque je me suis lancée dans ce genre m’ont forcée à me propulser au-delà des limites qui m’étaient imposées. A cause de cette expérience, j’ai plongé plus profondément dans l’histoire de la musique country et j’ai étudié nos riches archives musicales", assure Beyoncé sur Instagram.

"Melting-pot" d'influences

Aujourd'hui perçu comme un genre créé par les paysans blancs du sud des États-Unis, la country est en réalité le fruit d'un "melting pot" issu de l'immigration, allant des irlandais aux esclaves noirs, comme l'explique Gérard Herzhaft, historien et musicologue, auteur des livres Guide de la Country Music et du Folk et Americana.

"La country, comme beaucoup de musiques populaires américaines, est née à travers les vagues d'immigration. Dans le sud des États-Unis, dans les plantations, les gens vivent ensemble et élaborent des musiques ensemble donc les influences musicales du genre sont extrêmement diverses", ajoute le spécialise.

Selon Gérard Herzhaft, l'identification de la country à l'Amérique blanche apparaît après la guerre de Sécession lorsque la ségrégation s'installe dans les Etats du sud des États-Unis.

"À l'époque, il y a une telle séparation entre les blancs et les noirs que l'industrie du disque va créer des catégories pour que les gens ne se ‘trompent’ pas entre les artistes blancs et les artistes noirs", note l'historien.

"Et même si beaucoup d'artistes noirs vont continuer à faire du hillbilly (ancien nom de la country), l'industrie va souvent les classer en blues plutôt qu'en country", poursuit Gérard Herzhaft.

Hommage aux pionniers du genre

Pour se réapproprier le genre et rendre leurs lettres de noblesses aux artistes noirs de la country, Beyoncé convoque ainsi sur son album des pionniers du genre. Dans les crédits du titre Texas Hold'em, on retrouve notamment le nom de Rhiannon Giddens, au banjo, et de l'alto.

Récompensée d'un Grammy et d'un Pulitzer pour son œuvre, cette musicienne, violoniste, banjoïste américaine et ancienne membre du groupe de country Carolina Chocolate Drops a fréquemment pris la parole pour rappeler que le banjo est un instrument utilisé à l'origine par les personnes noires avant de devenir populaire dans la musique "blanche".

Sur son deuxième single 16 Carriages, Beyoncé a également collaboré avec le célèbre musicien noir Robert Randolph. Dans ce morceau, l'artiste joue du lapsteel, un instrument à corde horizontal imaginé par les esclaves d'Afrique du Sud déportés aux États-Unis.

Beyoncé rend également hommage sur cet album à Linda Martell, première chanteuse noire de country à connaître le succès dans les années 1960 et 70.

Au top des charts et adoubée par Dolly Parton

Cette réappropriation musicale a été saluée par des pontes de la musique country comme la chanteuse Dolly Parton. L'interprète de Jolene, un classique qui va figurer sur l'album, s'est réjouie du succès du nouveau titre de Beyoncé Texas Hold 'Em et s'est déclarée "très heureuse" que la chanteuse ait fait le choix de réaliser un album country.

Texas Hold 'Em et 16 Carriages ont toutefois reçu un accueil plus frileux sur les radios américaines de country. Selon le magazine Billboard, seules huit stations sur plus de 150 identifiées comme étant country ont diffusé le titre Texas Hold 'Em et aucune n'a diffusé 16 Carriages, 24 heures après leur sortie.

Parmi elles, la radio country KYKC, basée dans l’Oklahoma, s'est justifiée en expliquant qu'ils ne diffusaient pas Beyoncé car "nous sommes une station de musique country". Des propos vivement critiqués, qui ont contraint le directeur de la station à rétropédaler et à programmer les deux singles de la chanteuse sur son antenne.

"Il est possible que le nom de Beyoncé, davantage identifiée pop, ait gêné", analyse Gérard Herzhaft. "Malgré l'apparition avec Johnny Cash, d'un courant plus progressiste, la country garde ce côté redneck (terme employé pour désigner les personnes blanches du sud rural des États-Unis, souvent raciste et opposé à la modernité, NDLR).

Donner de la visibilité au genre outre-Atlantique

La transition musicale de Beyoncé vers la country a néanmoins séduit le public de la chanteuse puisque son titre Texas Hold 'Em s'est classé en tête du classement country aux États-Unis lors de sa sortie, une première pour une femme noire aux États-Unis.

Un engouement dont se réjouit Gérard Herzhaft. Si la country est un genre déjà très populaire en Amérique, le spécialiste espère que l'album Cowboy Carter permettra au genre de s'exporter Outre-Atlantique et de donner de la visibilité à d'autres artistes.

"Qu'un artiste extérieur au genre s'empare de la country, c'est très récurrent dans l'histoire de la musique aux États-Unis parce qu'il y a toujours eu un gros public country. Mais en France ou ailleurs, ça ne fera que du bien à ce genre que les gens connaissent mal", conclut-il.

Article original publié sur BFMTV.com