Dans les coulisses de "Problemos", la comédie d'Éric Judor qui avait anticipé la pandémie

Dans les coulisses des comédies françaises (12/12) - Cet été, BFMTV vous dévoile les secrets de films comiques hors-normes, cultes ou insolites. Aujourd’hui, Problemos.

Œuvre visionnaire sur la pandémie, Problemos reste, six ans après son flop en salles, un film unique en son genre. Cette comédie noire sur les derniers survivants de l'espèce humaine doit sa singularité à l'union de trois personnalités aussi différentes que complémentaires: Éric Judor, champion de l'absurde, et les scénaristes Noé Debré et Blanche Gardin, qui manient aussi bien l'humour politique que le malaise.

"On a tout de suite vu que ce serait singulier", s'exclame le chef décorateur Arno Roth. "Il n'y avait pas eu un film comme ça depuis un petit moment dans l'écriture, dans la décadence et dans le burlesque", renchérit l'acteur Eddy Leduc. "C'est un film courageux, qui va sur des terrains pas balisés à l'avance", renchérit Marc Fraize. "C'est l'une des rares fois où j'ai lu un scénario et où je me suis marré, comme dans la vie."

"Une fausse bonne idée"

Problemos naît au cours de l'année 2015. Matthieu Tarot, producteur de L'Hermine avec Fabrice Luchini, a une idée: faire un film sur les sectes. Il enrôle Noé Debré, figure montante du cinéma français, qui vient d'écrire Dheepan avec Jacques Audiard. Intéressé par le sujet, le jeune homme de 29 ans se lance dans l'écriture avec Blanche Gardin, une humoriste qu'il vient de découvrir et dont il adore le ton.

Mais rapidement, ils bloquent: "Ça avait toutes les caractéristiques d'une fausse bonne idée: ça a l'air drôle, parce que c'est grotesque, mais en réalité, c'est un sujet assez sinistre." Le duo propose alors une autre idée, encore inédite au cinéma, mais au cœur de l'actualité avec Notre-dame des Landes: les ZAD. "Ce qui est drôle, ce n'est pas la ZAD en soi, mais ce que la ZAD permet de raconter comme situation", explique Noé Debré, avant d'ajouter:

"C'est un groupe de gens qui vit de façon assez harmonieuse du moment qu’ils sont unis par l'idée du rejet du monde extérieur. Lorsque ce monde extérieur disparaît, tout change, parce que cette fois, ils sont seuls. On s'est dit que c'était un bon laboratoire pour faire une espèce de comédie anthropologique. Puis l'idée de la pandémie est venue se greffer naturellement sur cette histoire."

"Une vision sombre"

Intitulé La Communauté, ce texte caustique, qui propose "un point de vue satirique sur les travers du genre humain face à la possibilité de vivre ensemble", est écrit dans une bonne humeur communicative. "À chaque fois qu'ils travaillaient, ils avaient des éclats de rire tellement contagieux qu'on se disait qu'ils étaient en train d'écrire un chef-d'œuvre de comédie", se souvient Matthieu Tarot.

Les scénaristes nourrissent leur histoire de références allant de Délivrance à Step Brothers en passant par les écrits des sociologues Émile Durkheim et René Girard.

"René Girard a écrit 'Le Bouc émissaire', où il développe l'idée qu'un groupe a besoin pour fonctionner d'un ennemi commun. C'est une vision sombre et pas entière de la réalité, mais c'était amusant d'en faire une illustration en comédie."

Un pessimisme contrebalancé par les idées délirantes du duo, comme l'atelier consacré à la maîtrise des menstruations. Blanche Gardin cisèle les dialogues de Maeva, ado embrouillée par l'homophonie des mots "pain de mie" et "pandémie". "Blanche a un don pour faire parler les personnages comme ça", s'exclame Noé Debré, qui offre à chaque personnage, même secondaire, une occasion de briller.

"C'est quoi cette tuerie?!"

Novembre 2015. Alors que l'écriture est bien entamée, Matthieu Tarot se met à la recherche d'un réalisateur. "Je pense à Alain Chabat, puis on me dit que c'est difficile." Il tombe alors sur Platane, la délirante série d'Éric Judor. "Je trouve que c'est du pur génie. Je me dis que c'est à ce mec qu'il faut le proposer." Mais avec la troisième saison qui se profile, il risque d'être pris pour les années à venir, prévient son agent.

Quelques semaines plus tard, Matthieu Tarot reçoit un appel en urgence d'Éric Judor: "C'est quoi cette tuerie?! Je veux le faire, c'est ma priorité!" Bluffé par la folie du texte, il est même persuadé que les auteurs sont américains: "Je n'ai pas l’habitude de lire des choses aussi absurdes. Ça ressemblait vraiment à un humour anglo-saxon. Je ne m'attendais pas à rire autant aux larmes. Mon plus gros fou rire a été le moment où ils choisissent des nouveaux noms pour les mois."

Encouragé par Matthieu Tarot, il apporte sa touche au personnage qu'il doit jouer, Victor, tiraillé entre sa bonne éducation et sa mauvaise foi, comme dans Platane. Il est aussi séduit par les thématiques de fin du monde et de solitude, déjà présentes dans Seuls Two: "Il y a des choses inconscientes que je veux sûrement exprimer dans les projets que je choisis, dont celle de me retrouver seul. Depuis le début de ma carrière avec Ramzy, on a toujours été à part. Ça me plaît autant que ça m'angoisse, je pense."

"Une sorte de blitzkrieg"

La fin du scénario, particulièrement sombre, fait débat. Alors que les partenaires du film demandent "de l'assouplir", Éric Judor suggère une conclusion "plus solaire", où les personnages partent en quête de survivants. Après discussions, cette solution sera finalement rejetée, pour mieux revenir à l'idée d'origine, et "rendre le film plus fort".

"Notre idée était qu'ils avaient réussi à reformer une communauté. Sauf que pour ça, ils avaient dû se trouver un ennemi", souligne Noé Debré. "C'était notre point de vue ultra noir sur la politique, où le fédérateur négatif forme le groupe. J'ai l'impression que cette fin était un peu inévitable. Je ne sais pas trop ce qu'on aurait pu faire d'autre."

Le scénario est terminé en février 2016. Matthieu Tarot se met aussitôt en recherche de financement. Il décroche un rendez-vous le jour de sortie de La Tour 2 contrôle infernale, réalisé aussi par Eric Judor: "Les entrées étaient bien en dessous de ce qui était attendu. Et ça a créé un petit malaise. Mais la proposition était si forte, si singulière, que ça n'a pas découragé les financiers."

En seulement quelques semaines, soutenu notamment par Canal, il réunit un budget de 5 millions d'euros. "Ça a été une sorte de blitzkrieg", s'amuse Éric Judor.

"C'était couillu de la part d'Éric"

Éric Judor réunit autour de lui une partie de la troupe avec laquelle il a déjà tourné Platane, La Tour 2 contrôle infernale et ses pubs EDF: Eddy Leduc (Dylan, le zadiste ex-djihadiste), Célia Rosich (Jeanne, la femme de Victor), Michel Nabokoff (le chef du camp) et Youssef Hajdi (l’ancien trader).

Blanche Gardin, qui n'avait pas écrit le personnage en particulier pour elle, hérite du rôle de Gaya, l'une des figures charismatiques de la ZAD. Elle suggère aussi les noms de Marc Fraize et Bun Hay Mean. Au casting, ils découvrent Claire Chust, désormais inoubliable en Maeva, la fille du chef du camp. "Elle était plus âgée que le rôle, mais elle faisait tellement bien la débile que je l’ai choisie", précise Éric Judor.

Cette troupe très homogène en termes d'humour, à laquelle est adjointe la star du doublage Dorothée Pousséo (qui fait la voix française de Margot Robbie), contribue à la richesse comique de Problemos. "Tout le monde voulait être dans le film, même des gros comédiens, et Éric a eu l'audace d'aller chercher des personnes qui n'avaient jamais fait de cinéma", salue Eddy Leduc. "C'était couillu de la part d'Éric", se félicite Marc Fraize. "On ne le remerciera jamais assez."

"Les insectes vivants, c'est difficile à gérer"

Le tournage se déroule en juin et juillet 2016 dans le cadre idyllique de Rosières, en Ardèche. "Cinématographiquement, c'était assez incroyable - on comprend pourquoi ils veulent continuer à vivre là malgré la fin du monde", indique le chef décorateur Arno Roth. "On avait trouvé au départ un terrain non loin de Marseille, mais il était plus aride, plus rocailleux. Le film aurait été très différent visuellement."

Sous la houlette du directeur de la photographie Vincent Muller, Problemos exploite pleinement les possibilités de ce décor naturel où est construit leur ZAD, imaginée comme un croisement entre un Club Med à l'ancienne et La Plage de Danny Boyle. Visuellement, il puise aussi l'inspiration dans La Chute du faucon noir de Ridley Scott (les scènes sous les tentes), Avatar de James Cameron (les séquences nocturnes) et U-Turn d'Oliver Stone (l'ambiance mortifère).

"Dans 'U-Turn', il y a beaucoup de références à la mort, avec des symboles subliminaux, et des images de croix cachées dans tout le film. On a fait pareil dans Problemos, pour montrer qu’ils étaient passés de l’autre côté de la mort", commente Vincent Muller.

Pour accentuer cette idée, il suggère aussi un générique composé d'images d'animaux en décomposition. "Je voulais même que chaque fourmi représente quelqu'un de l'équipe. Mais on n'a pas eu le temps de développer cette idée au tournage. Les insectes, c'est difficile à gérer."

"On n'arrivait pas à trouver le rythme"

Mais les humains aussi sont compliqués à gérer. Le premier jour de tournage est "catastrophique", du propre aveu d'Éric Judor. Impossible de mettre en boîte la scène où les survivants réinventent les jours du calendrier, celle qui l'avait fait tant rire sur le papier: "Chacun avait son propre rythme. Rien n'allait. Personne ne jouait juste." "C'était très étrange", confirme Michel Nabokoff. "On ne voyait pas où on allait."

Une heure et demie et quatre prises plus loin, le comédien a un déclic. Il se lance dans son monologue et par la simple énergie de son jeu, "ça a glissé magnifiquement", témoigne Eddy Leduc. Le réalisateur pousse un cri de soulagement: "Heureusement que Michel Nabokoff était là. Il a très vraisemblablement sauvé ce tournage en entier. Parce qu'on était parti sur un très mauvais pied."

Sur le plateau, Éric Judor réécrit certaines scènes du jour au lendemain. Il encourage les improvisations. "Tout le fait rire: une mimique, une liaison douteuse… On se sentait assez libre, ce qui a donné une petite tonalité de fraîcheur dans le jeu des comédiens", salue Marc Fraize. Une latitude qui lui permet malgré un "tract impossible à gérer" d'imaginer une mémorable exclamation qui donnera son titre au film.

"Il était fou dans chacune de ses apparitions", salue Éric Judor. "C'est ce qu'il y a de plus drôle dans le film", renchérit Noé Debré. Son rôle est si bref que le réalisateur demandera aux scénaristes de le rallonger, et de le faire revenir sous forme de fantôme.

Grâce à ses précédents tournages, "l'intuition d'Éric est de plus en plus affûtée", constate Vincent Muller. "La force d'Éric, c'est que tant qu'il n'a pas trouvé la comédie, il ne va pas tourner", renchérit Youssef Hajdi. Une scène avec Buyn Han Mean, qu'il ne parvient pas à mettre en scène après plusieurs répétitions, est ainsi abandonnée. "Parfois, les textes sont justes, mais ne fonctionnent pas sur le plateau."

"La scène n'est pas trop passée"

Avec ses huit personnages principaux et ses nombreux débats à filmer, Problemos représente un défi de mise en scène. "Même si le texte est bon, il faut maintenir l'attention du spectateur et trouver des manières un peu malignes de garder du rythme", explique Éric Judor, qui a l'idée au montage d'ajouter une structure en chapitres pour dynamiser le récit.

Deux scènes sont retirées, dont une où Dylan égorge un mouton en parlant de son passé de djihadiste: "On a fait une projection test où la scène n'est pas trop passée", se souvient Eddy Leduc. "Les gens étaient un peu dégoûtés de la scène et de la façon dont je racontais les choses." "Et ça n'apportait rien de plus au comique", ajoute Youssef Hajdi.

Comme à l'écriture, ils tâtonnent au montage pour la fin. "On voulait terminer avec une citation d'Einstein, 'La quatrième guerre mondiale se résoudra à coups de bâtons et de silex'. Ça claquait fort, mais le producteur a eu peur de perdre tout le monde", indique le monteur Jean-Denis Buré. Problemos se termine donc sur une note musicale, Lollipop des Chordettes, qui apporte à l'ensemble un second degré irrésistible.

Giflé par le public

Quelques semaines avant la sortie, tous les voyants sont au vert. Matthieu Tarot montre Problemos à Fabrice Luchini et Josiane Balasko. "Fabrice le trouve culotté. Josiane me dit qu'il va devenir culte."

Une avant-première, le 27 avril, à Valence, non loin du lieu de tournage, vient cependant ternir l'optimisme général. "La salle était silencieuse, même pendant les phases que je trouvais les plus drôles", se remémore Éric Judor. "Je me faisais gifler par le public. Ce silence était tellement bruyant."

Problemos est programmé le 10 mai, pour éviter la sortie le 31 de Marie-Francine de Valérie Lemercier, qui "faisait très peur à Studio Canal", se souvient Matthieu Tarot. C'était oublier la sortie d'Alien Covenant, une élection présidentielle particulièrement tendue, et un temps magnifique après des semaines de pluie.

"La plupart des gens n'étaient pas au courant que le film sortait. Il n'y avait que quelques affiches dans le métro", déplore Eddy Leduc. "J'ai trouvé ça dommage qu'on ne fasse pas la promotion avec la troupe. On aurait pu faire rire les gens, montrer cette cohésion de groupe, que l'on retrouve dans le film."

"Laisser une trace"

Malgré une presse unanime, Problemos attire seulement 192.758 entrées et quitte rapidement l'affiche. Une "énorme déception" et un "traumatisme" pour Matthieu Tarot: "Personne n'est allé voir ce film. C'était de l'ordre du rejet, presque. Ça nous a mis un coup terrible. On avait tous envie d'arrêter le métier." Le choc est tel qu'Éric Judor refuse même de croire son producteur:

"Je pensais que c'était une blague. Puis il m'a dit qu'on avait fait 10.000 entrées le premier jour. J'ai eu un premier éclat de rire avant de déprimer pendant trois jours. C'était incompréhensible. Pour moi, c'était l'un de mes films les plus réussis."

Le film, qui ne suit pas une structure narrative classique, et multiplie les ruptures de ton, a pu dérouter une partie du public, reconnaît Marc Fraize: "J'étais un peu inquiet pour la deuxième partie, quand le film bascule d'une ambiance réaliste à un ton totalement absurde." "Il y a une fracture à ce moment-là, où on perd un peu le spectateur. Après, tout va trop vite", concède aussi Eddy Leduc.

Quoi qu'il en soit, le film est devenu culte, comme l'avait prédit Josiane Balasko. "Pour moi, il y avait des vannes du niveau des Bronzés", se félicite Matthieu Tarot. "On a eu raison d'aller au bout de notre radicalité, de ne pas céder à la facilité en faisant un happy end. On aurait cédé sur la fin, on aurait aujourd’hui un film moins fort. Ce qui compte, c'est de laisser une trace. Ça fait beaucoup plus plaisir que les entrées."

"J'ai souvent un problème d'allumage de mèche", sourit Éric Judor. "Toutes mes petites œuvres survivent après leur sortie catastrophique et se remettent à décoller doucement soit par Netflix, soit par le bouche-à-oreille, soit par Internet." S'il n'a pas réalisé de films depuis Problemos, il n'a pas perdu l'envie de mettre en scène, et fourmille de projets, dont une comédie sur l'art du cosplay. "J'ai envie d’avoir un public, mais je n'ai plus envie d’être le grand rassembleur."

Article original publié sur BFMTV.com

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