"Mon corps me dit merci": pourquoi de plus en plus de femmes laissent leurs talons au placard

Chaque matin avant d'aller travailler, Lisa Guilpain n'a plus à s'inquiéter de savoir si elle va réussir à supporter ses chaussures à talons jusqu'au soir. Cela fait maintenant cinq ans que cette gestionnaire de paie dans un cabinet comptable a abandonné ses escarpins, boots et autres compensées au profit des bonnes vieilles sneakers.

Aujourd'hui, la jeune femme de 30 ans accorde l'ensemble de son dressing avec ses baskets, et elle réserve ses talons compensés aux grandes occasions, comme les mariages. "Quelle tranquilité d'esprit de ne plus avoir à penser à ça le matin! J'enfile ma paire de baskets, sans me soucier de ce que j'ai à faire dans la journée!".

Une posture "absolument pas physiologique"

Lisa Guilpain confie que ce changement d'habitude a "beaucoup transformé" sa façon de vivre. Au supermarché, dans la rue, dans les transports... Être à plat l'a rendue beaucoup plus mobile. "Je marche beaucoup plus, j'ai l'impression de moins gêner avec le bruit de mes talons... En bref, je me sens beaucoup plus à l'aise", rapporte la jeune femme. "Et mon corps me dit merci, mon ostéopathe m'a récemment dit qu'il voyait la différence sur mon bassin".

Et pour cause, les talons hauts sont très mauvais pour les pieds et pour la posture, selon le Dr Yazan Chaban, anesthésiste réanimateur à Antibes. Dans une vidéo Tiktok, le médecin rappelle que le fait d'être juché en hauteur sur la pointe des pieds n'est "absolument pas physiologique", que cela peut provoquer un raccourcissement du tendon d'Achille et un risque de tendinites.

"Le problème si vous êtes jeunes, c'est que votre corps va compenser et donc vous n'allez pas trop le ressentir et vous risquez d'avoir des douleurs à un âge un peu plus avancé" car "les talons hauts modifient le centre de gravité" et ils vont faire basculer le talon vers l'avant", explique le médecin. Ainsi en provoquant "une hyperpression au niveau de la cheville, des genous et de la hanche", les talons hauts peuvent donner des douleurs de type sciatique ou des maux de dos.

"Une casualisation des looks" des femmes

"Je suis la seule à avoir l'impression que les femmes à talons ont disparu des rues?", s'interroge ainsi la trentenaire, qui vit à Saintes (Charente-Maritime). Autour d'elle, ses amies, sa mère et ses collègues en ont fait autant. "Auparavant quand je mettais des talons, j'avais l'impression d'en imposer davantage, alors qu'aujourd'hui c'est presque le contraire. Je fais moins de choses, je suis gauche", relève Lisa Guilpain.

C'est en tout cas ce que tend à confirmer le milieu de la mode et du prêt-à-porter. Depuis la crise Covid, "le plat grapille chaque année des parts de marché au détriment du talon", explique à BFMTV.com Marcel Nakam, directeur général des magasins de chaussures Jonak, pour qui ce phénomène s'inscrit dans un mouvement plus large et plus profond de "casualisation des looks".

"Avec les confinements successifs et l'avènement du télétravail, les femmes se sont déshabituées des produits inconfortables. Aujourd'hui pour exister, l'esthétique doit aller de paire avec le confort", confirme Aloïs Guinut, styliste personnelle à Paris.

Isabel Sequalino, gérante d'un magasin de chaussures à Yerres (Essonne) depuis 40 ans, a elle aussi vu la demande évoluer et "le vent tourner" au fil de sa carrière. Depuis une petite dizaine d'années, la commerçante a été contrainte de s'adapter, et de réduire considérablement la part de souliers hauts qu'elle commande à ses fournisseurs. "On ne m'en demande plus autant, donc je n'en commande plus énormément, je ne suis pas folle! Ça ne représente plus que la moitié de que ce que je vendais avant dans les années 80 ou 90", témoigne la quinquagénaire, pourtant fan d'escarpins fantaisies.

Marginalisation du talon aiguille

Le talon aiguille n'a pour autant pas totalement disparu, nuance Marcel Nakam, directeur général de Jonak, qui précise qu'ils continuent de se vendre en période de fêtes. Toutefois, "le talon aiguille tel qu'on l'a connu dans les années 2000 est devenu beaucoup plus anecdotique", souligne Sébastien Renault, directeur artistique de l'agence SR fashion and trend consulting, basée à Paris. "Il s'est marginalisé pour des occasions très spécifiques".

"Même dans les films ou séries phares de la pop culture, le changement d'époque est perceptible", développe le spécialiste. "Dans le reboot de Sex & the City par exemple, Carrie Bradshaw adopte des chaussures plates, alors que le personnage était initialement écrit comme adoratrice absolue des talons aiguilles de Manolo Blahnik".

Et pour cause, "les règles de l'habillement féminin se sont considérablement assouplies parrallèlement à l'expansion des mouvements féministes", analyse Éric Miternique, fondateur de l'agence de prospection et de tendances Pulse; basée à Paris. "Ainsi dans le vestiaire féminin, plein de styles cohabitent aujourd'hui: aussi bien le style girly que le streetwear, le côté oldmoney, arty ou encore preppy".

Ces dernières années, les marques proposent une gamme toujours plus large de baskets. "Ce n'est pas le choix qui manque", confirme Lisa Guilpain: "Aujourd'hui il y en a pour tous les goûts: des lacées, à scratch, des courtes, des montantes, des colorées, des unies plus discrètes, voire des plus sportives comme les dad shoes qui sont revenues sur le devant de la scène..."

Les sneakers se sont imposées dans le monde du travail

Petit à petit, "les sneakers sont rentrées dans le monde de l'entreprise et s'y sont démocratisées", à mesure que le prêt-à-porter moins oppressant gagnait du terrain dans le vestiaire féminin. La lingerie avec des baleines, les pantalons skinny ont laissé la place à de nouvelles catégories de vêtements, "moins formels et plus fonctionnels". "On le voit avec l'émergence et l'essor de notions telles que le soft strech, le loungewear, l'athleisure, sans parler du sportswear...", note Éric Miternique.

"Les usages ont changé. Avec l'essor des vélos, trottinettes, métro, motos, les femmes d'aujourd'hui sont à la recherche d'un confort urbain, de vêtements techniques et plus polyvalents", poursuit-il.

À tel point que certains spécialistes de la mode pointent une certaine saturation du marché autour de la basket cette saison... au profit des chaussures de ville type mocassins, ballerines et autres derbies qui ont été remises au goût du jour et modernisées par les marques, avec cette mode des grosses chaussures "chunky" à semelles gommes depuis l'année dernière.

"Les talons qui continuent de se vendre ne sont plus les mêmes", s'accordent à dire Sébastien Renault et Marcel Nakam de chez Jonak. "Ils sont moins hauts, plus larges, plus épais et surtout sont gages de stabilité". "Ce qui peut se comprendre, par les temps qui courent", abonde le directeur général de la marque française.

"On le voit, les femmes font dans 'le mieux avec le moins', c'est-à-dire que pour des raisons économiques elles vont préférer acheter une paire de derbies plates qu'elles pourraient porter quotidiennement pendant 10 mois de l'année, qu'une paire de talons qu'elles ne porteront qu'une fois de temps en temps".

S'affranchir de l'hypersexualisation des corps

Dans la vie de tous les jours, Astrid Hémart a elle plutôt troqué ses talons hauts pour les grosses chaussures militaire type rangers ou Doc Martens il y a environ deux ans. "Je n'ai pas de voiture donc j'ai tendance à beaucoup crapahuter et je m'imagine mal faire mes 10.000 pas quotidiens à talons. Quand je me sens obligée d'en porter pour des raisons professionnelles, je les garde 2-3 heures maximum, pas plus. Sinon j'ai les pieds en compote. J'ai d'ailleurs systématiquement une seconde paire dans mon sac".

"Avec l'âge, on se détache de l'idée selon laquelle il faudrait 'souffrir pour être belle', qu'on nous apprend depuis qu'on est petites", témoigne Astrid, comédienne âgée de 33 ans à Nantes. "Je ne me sens plus obligée de porter ça pour me sentir séduisante et je dirai même que j'ai appris à aimer le côté androgyne que les chaussures épaisses me procure... le mélange masculin-féminin".

Si certaines femmes se débarassent de "cet instrument de torture" aujourd'hui, c'est qu'il existe pour une partie d'entre elles "un besoin de sortir de cette hypersexualisation de leur corps" et de "s'affranchir du regard masculin et de ce désir de féminité exacerbée".

"On sait pertinemment que le talon a toujours donné un galbe et un allongement spécifique à la jambe, qu'il tend à sexualiser le mollet", détaille Nicole Pellegrin, historienne du genre et anthropologue du vêtement au CNRS. "Avant la Révolution française, sous le règne de Louis XIV, le talon n'était pas encore réservé aux femmes. Il était un apanage de classe lié à la noblesse et on mesurait d'ailleurs l'importance sociale d'une personne à la taille de ses talons".

À l'inverse ces dernières années, le talon se réinvente dans le vestiaire masculin, puisqu'on peut constater une hausse des ventes de talons hauts pour hommes depuis 2017, selon le journal britannique The Guardian. Sur la scène internationale, plusieurs acteurs, chanteurs ou créateurs de mode arborent désormais fièrement les talons hauts, à l'image d'Harry Styles, Shaw Mendes, Marc Jacobs ou encore Jared Leto.

Article original publié sur BFMTV.com