TOUT COMPRENDRE - Qu'est-ce que le "wokisme" et pourquoi fait-il polémique?

Le terme
Le terme

Jean-Michel Blanquer lance son think tank contre "les wokes", Edouard Philippe met en garde contre le "wokisme qui peut vous tomber dessus"... Difficile d'échapper ces derniers mois au terme "woke" dans le débat politique. Pourtant, seuls 14% des Français disent avoir déjà entendu parler de cette notion selon un sondage Ifop pour L'Express - et encore, 8% sans savoir de quoi il s'agit.

· D'où vient le terme "woke"?

Le "wokisme" est un dérivé de l'expression anglaise "être woke". Il est le participe passé du verbe wake qui veut dire éveiller. Littéralement, "woke" signifie donc "être éveillé". Le terme commence à être utilisé dans l'argot afro-américain des années 1960, note Ouest-France.

Dans un discours en juin 1965, Martin Luther King exhortait les étudiants à rester "éveillés" ("awake") et à "être une génération engagée", explique Pap NDiaye, spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis, au Monde.

Le terme semble ensuite disparaître des radars jusqu'en 2008, année où la chanteuse américaine Erykah Badu chante "I stay woke" ("je reste éveillée") à 44 reprises dans sa chanson Master Teacher, popularisant l'expression au sein de la jeunesse américaine.

Le terme frappe assez les esprits pour être repris par le mouvement américain Black Lives Matter, né en 2013 après le décès de Trayvon Martin, et se diffuser largement outre-Atlantique.

· Mais qu'est-ce que ça veut dire?

"Dans un contexte de combat en matière de justice sociale, cette expression définit quelqu’un qui est sensibilisé aux injustices qui peuvent avoir lieu autour de lui. On utilise souvent cette expression en opposition à 'être endormi', soit ne pas être éduqué sur les enjeux socio-économiques et sur les questions raciales", écrit Radio-Canada.

Si son sens premier est jugé positivement, il a depuis dérivé. "Si le terme 'woke' peut toujours avoir cette dimension de lutte contre les inégalités, le terme 'wokisme' agglomère des choses très différentes comme l'écriture inclusive, les études de genre, la remise en cause de certaines figures historiques..., estime Albin Wagener, enseignant-chercheur à Rennes-2 en discours et communication, interrogé par BFMTV.com.

"Quand on parle de wokisme aujourd'hui, c'est une injure du camp conservateur qui vise la gauche", poursuit le spécialiste.

· Qui parle de "wokisme" en France?

Très peu utilisé en France avant 2020, le terme a gagné en notoriété ces derniers mois par l'usage qu'en ont fait les responsables politiques.

Signe que ce terme a trouvé sa place dans le monde politique: le lancement par Jean-Michel Blanquer de son Laboratoire pour la République pour lutter contre le "wokisme", une "doctrine" à laquelle "la France et sa jeunesse doivent échapper", juge-t-il.

Si la gauche peut s'emparer de la notion, elle est principalement utilisée par "des gens avec un tropisme de droite et des lambeaux d'une certaine gauche laïcarde qui ont une conception très pure de la laïcité et une grande crainte de l'islam", souligne le sociologue Michel Wievorka auprès de BFMTV.com.

Laurent Dubreuil, professeur à la l'université Cornell et auteur de La dictature des identités, ne partage pas ce constat.

"Le terme est à la fois utilisé par des militants de gauche radicale qui parlent notamment beaucoup d'identité noire. Il faut également souligner que Sandrine Rousseau a été la seule personnalité politique à s'en réclamer. De l'autre côté de l'échiquier politique, les militants de l'extrême droite l'utilisent pour dénoncer ce mouvement... tout en se réclamant eux-mêmes d'une identité blanche", analyse-t-il.

· Pourquoi ce terme fait débat en France?

Le terme fait l'objet de vives discussions dans la sphère politique et intellectuelle. À droite, on compare le "wokisme" à "une nouvelle culture morale, dans laquelle le statut de victime devient une ressource sociale", d'après une note de la Fondapol, le think tank dirigé par Dominique Reynié, ancienne tête de liste LR aux régionales en 2015. Le "wokisme" irait alors à l'encontre de l'universalisme français.

Les exemples sont légions pour les tenants de cette analyse: déboulonnage de statues, nouveaux noms de rues, annulation de conférences...

"Le principe de la démocratie représentative, c’est la majorité. (…) Aujourd’hui, on court le risque d’une dictature des minorités. La nouvelle idéologie est de fracturer les gens selon les clivages sexuels, raciaux, ethniques. De limiter les champs des possibles. (…) Nous voulions au contraire le vaste monde", estime le journaliste Brice Couturier dans son livre Ok millenials.

Ce diagnostic laisse dubitatif le sociologue Michel Wievorka, un temps proche de François Hollande et Yannick Jadot. "C'est difficile d'importer un concept américain de ce type dans la société française. Aux États-Unis, la question noire est dans l'ADN du pays. Ils se sont construits sur la traite négrière, la guerre de Sécession. Notre situation en France est très différente parce que nous, nous avons une histoire liée à la colonisation".

Plus largement, l'universitaire estime que cette notion contribue à la "mise en place d'un système sémantique", qui cherche à disqualifier certaines prises de parole. "Le terme 'wokisme' est aujourd'hui utilisé par des gens qui mènent une croisade contre ce qui est victimaire. Mais on ne parlerait pas de la Shoah aujourd'hui en France si des victimes juives n'avaient pas dit qu'il fallait le raconter. L'histoire doit être critiquée", pointe le co-auteur de Les Juifs, les musulmans et la République. "C'est comme ça qu'elle avance."
"On ne rend pas justice à sa complexité de l'histoire si on souhaite qu'elle soit seulement abordée du point de vue des dominants", analyse-t-il encore. "Oui, il faut parler du racisme, de la décolonisation, des inégalités."

· Le mot va-t-il s'imposer durablement dans le vocabulaire politique?

Difficile de répondre à cette question. "Si on estime que le 'wokisme' est le descendant des expressions comme 'politiquement correct' ou 'islamo-gauchisme', on peut se dire que la mode va passer et qu'on utilisera bientôt un autre mot. Mais les phénomènes qu'il désigne ne vont pas disparaître. Déboulonner des statues et changer les noms de rue, on le fait depuis la Rome Antique", décrypte l'universitaire Albin Wagener.

La sémiologue Elodie Mielczareck ne partage pas cette analyse. "Lorsqu’un mot nouveau apparaît, c’est qu’il correspond à un besoin de nommer quelque chose. Dans ce sens-là, le mot va perdurer. Et puis le soft power américain est toujours présent, et va continuer de l’être, notamment à travers les plateformes que nous consommons tous les jours", juge l'experte en communication.

Article original publié sur BFMTV.com