TOUT COMPRENDRE - Pourquoi le divorce est consommé entre Dupond-Moretti et les magistrats

Une manifestation de magistrats. - AFP
Une manifestation de magistrats. - AFP

Ils dénoncent une "crise institutionnelle". Les magistrats sont vent debout contre leur ministre Eric Dupond-Moretti qu'ils ne considèrent "plus comme un interlocuteur". "Ce conflit d'intérêt doit cesser", ont fait valoir les deux principaux syndicats de la magistrature l'Union syndicale de la magistrature et le Syndicat de la Magistrature, réunis - chose rare - pour une conférence de presse ce jeudi matin.

Depuis sa nomination décriée, Eric Dupond-Moretti n'a jamais fait l'unanimité. Mais aujourd'hui, les magistrats l'affirment: "Le dialogue est rompu". Comment la situation s'est-elle envenimée au point que l'Elysée intervienne directement?

· Sa nomination? "Une déclaration de guerre"

La relation entre les magistrats et Eric Dupond-Moretti était déjà tendue bien avant la nomination de ce dernier à la Chancellerie en juillet dernier. Vêtu de sa robe d'avocat, le pénaliste s'en était pris en 2016 dans un livre Le dictionnaire de ma vie à la magistrature, à l'"entre-soi" de la profession, à son absence de "responsabilité" et à son école.

Sa nomination à la Chancellerie avait alors suscité des craintes. L'Union syndicale des magistrats y avait vu en juillet "une déclaration de guerre".

Estimant qu'il était nécessaire de supprimer l'École nationale de la magistrature, il a décidé une fois devenu ministre de la Justice de la réformer en nommant l'avocate Nathalie Roret comme directrice.

· L'enquête sur le parquet national financier

C'est peut-être la décision qui a fait basculer les magistrats de la méfiance à la défiance. Le 18 septembre dernier, une enquête administrative était lancée contre trois magistrats du parquet national financier (PNF). C'est la suite de l'affaire dite des "écoutes" qui concerne notamment Nicolas Sarkozy.

Peu de temps avant sa nomination comme ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti portait plainte contre X pour "violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances", et "abus d'autorité". Une procédure engagée alors que le parquet national financier, spécialisé dans les affaires politico-judiciaires, a épluché les factures téléphoniques de plusieurs avocats parisiens, soupçonnant l'existence d'une "taupe" qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient eux-mêmes sur écoute dans une autre affaire judiciaire.

Le tout nouveau ministre avait alors retiré sa plainte. L'Inspection générale de la Justice, chargée par la prédécesseure d'Eric Dupond-Moretti, Nicole Belloubet, de déterminer s'il y avait eu des dysfonctionnements ou des manquements de la part du PNF dans cette enquête, a conclu qu'il n'y avait pas eu de fautes commises par la juridiction et par ses magistrats. Le rapport met en évidence toutefois des faits "susceptibles d'être regardés comme des manquements au devoir de diligence, de rigueur professionnelle et de loyauté".

Le nouveau ministre de la Justice a décidé d'ouvrir une enquête administrative, préalable à une éventuelle procédure judiciaire à l'encontre des deux magistrats à l'origine des investigations portant sur les fadettes des avocats. Une décision qui a mis le feu au poudre, les magistrats s'insurgeant contre une "atteinte à l'indépendance de la justice".

· La mobilisation des magistrats

Dénonçant "le mépris" à leur égard de la part de leur ministre, les magistrats se sont mobilisés en se rassemblant, chose rare là-aussi, devant les tribunaux. C'était le 24 septembre dernier. "Il est inédit que l'ensemble des organisations professionnelles de magistrats appellent à une mobilisation collective, tout comme il est inédit qu'un ministre de la justice malmène si fort et si vite l'institution judiciaire", affirmaient alors dans un texte commun l'USM et le SM. Ils estiment que Eric Dupond-Moretti est juge et partie.

"Après avoir jeté le discrédit sur le PNF, à l'aube de la tenue d'un procès au cours duquel l'un des amis d'Eric Dupond-Moretti doit comparaître (Me Thierry Herzog, avocat de Nicolas Sarkozy et proche du garde Sceaux, ndlr), c'est au tour de l'ENM d'être caricaturée et réduite à un outil de reproduction d'une caste, alors que cette école s'est ouverte sur la société civile depuis de nombreuses années", ont mis en avant Céline Parisot et Katia Dubreuil, les présidentes des deux syndicats.

· La mise en garde des deux plus hauts magistrats

François Molins, procureur général près la Cour de cassation et Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, ont mis en garde contre le danger qu'ils estiment peser sur l'indépendance de la Justice. Dans une tribune cosignée mardi dans Le Monde, les deux plus hauts magistrats de l'ordre judiciaire alertent sur "le conflit d'intérêts" que "sous-tend" l'ouverture de l'enquête administrative sur le PNF. Ils regrettent également que le nom des trois magistrats de ce parquet aient été rendus publics, "portant atteinte au principe de présomption d'innocence".

Chantal Arens et François Molins dénoncent par ailleurs les propos tenus par Eric Dupond-Moretti sur l'Ecole nationale de la magistrature "qui ne rendent pas justice à la qualité de la formation dispensée par cette école".

· Le point de rupture franchi, l'Elysée intervient

Mercredi, les syndicats ont rencontré la conseillère justice d'Emmanuel Macron, destinataire d'un courrier des syndicats de magistrats pour dénoncer les agissements du garde des Sceaux. À cette occasion, les magistrats ont exprimé leur défiance totale envers leur ministre qu'il ne juge "plus crédible".

"On pourrait encore se rabibocher, mais là, c'est clair qu'il est rompu. Ça n'est plus notre interlocuteur. Nous ne lui écrivons plus", a fait savoir la secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature Sarah Massoud, sur France Info.

· La mise au point de la Chancellerie

La Chancellerie a fait savoir ce jeudi que le ministre de la Justice avait échangé lors d'un comité technique ministériel avec les syndicats de magistrats. "Concernant l'enquête administrative, il leur a rappelé la chronologie des faits (...). Analysée, comme c'est l'usage, par les magistrats du bureau de déontologie de la direction des services judiciaires, ce rapport à mis en évidence des faits qui pouvaient recevoir des qualifications disciplinaires", détaille-t-on dans l'entourage du garde des Sceaux pour expliquer l'ouverture d'une enquête administrative.

Pour le ministre, "ne pas donner de suites aux recommandations de ses services aurait pu lui être reproché". La Chancellerie appelle à "laisser travailler sereinement" les magistrats de l'Inspection générale de la justice et rappelle que seul le Conseil supérieur de la magistrature est "le véritable juge" si l'enquête administrative venait à conclure à des manquements disciplinaires.

La Chancellerie appelle à "travailler ensemble en mettant de côté les caricatures et procès d'intention pour améliorer le service public de la Justice".

Article original publié sur BFMTV.com