TOUT COMPRENDRE - Lassana Diarra va-t-il provoquer une révolution du mercato?

L’arrêt, rendu dans les prochaines semaines, par la Cour de justice de l’Union européenne pourrait créer une jurisprudence dans le monde du football, en particulier sur le fonctionnement du mercato. "L’arrêt Bosman a fixé la règle générale, maintenant nous sommes sur des spécificités", estime Me Thierry Granturco, avocat aux Barreaux de Paris et de Bruxelles et spécialiste en droit du sport. Point complet sur ce dossier qui pourrait faire du bruit.

Le contexte de cette affaire

Au début de la saison 2014-2015, Lassana Diarra est sous contrat avec le Lokomotiv Moscou. Un an après sa signature en Russie, le joueur reproche à son club une baisse de salaire, sans raison. Après quelques semaines de doutes, l’ancien international français voit son club rompre le contrat.

Dès la fin de cette histoire entre les deux parties, le Lokomotiv Moscou, qui affirme que le joueur n’a plus exécuté son contrat, réclame 20 millions d’euros devant la chambre des litiges de la Fifa et le Tribunal arbitral du sport (TAS). A la suite de cet événement en Russie, le joueur cherche à rebondir. Des clubs se montrent intéressés pour s’attacher les services du milieu de terrain mais plusieurs dirigeants ont des craintes concernant la situation légale de Diarra.

"Cette recherche s’est toutefois avérée difficile en raison, selon lui, du risque qui pesait sur le nouveau club d’être condamné solidairement avec Lassana Diarra au paiement de l’indemnité qui serait due au LOKOMOTIV", explique les éléments du dossier.

En effet, l’article 17 du Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs de la FIFA relatif aux conséquences d’une rupture de contrat sans "juste cause" est clair et le mécanisme de la "codébition" est en place. Il doit protéger les clubs de ruptures de contrat unilatérales.

En clair, si un joueur professionnel "est tenu de payer une indemnité, le joueur professionnel et son nouveau club seront solidairement et conjointement responsables du paiement de celle-ci. Le montant peut être stipulé dans le contrat ou être convenu entre les parties". Des sanctions sportives peuvent aussi être prononcées à l’encontre du club.

Charleroi était intéressé par le joueur

En Belgique, le club de Charleroi est très intéressé par le profil du joueur. Le club transmet même une lettre d’engagement le 19 février 2015 avec deux conditions suspensives. Mais l’une des deux conditions n’est pas exécutée et donc le milieu de terrain ne signera pas en Belgique pour la suite de sa carrière.

Après cette séquence, la chambre de résolution des litiges condamne Lassana Diarra à payer 10,5 millions d'euros à son ancien club. Dans le même temps, le joueur reçoit l’autorisation de chercher un nouveau défi pour reprendre sa carrière. Le joueur signera finalement à l’Olympique de Marseille. Le joueur ne se laisse pas faire et passe à l’action sur le plan judiciaire. Il entame une procédure qui l’emmène devant la Cour d’Appel de Mons, pour arriver en janvier dernier devant la Cour de justice de l’Union européenne.

Dans le clan Diarra, on estime que le fameux Règlement du statut et du transfert des joueurs (RSTJ) de la FIFA va à l’encontre du droit à la libre circulation de l’Union Européenne. "Le caractère restrictif du RSTJ en ce qui concerne la libre circulation ne fait guère de doute. Ces dispositions sont de nature à décourager et à dissuader les clubs d’embaucher le joueur par crainte d’un risque financier. Les sanctions sportives auxquelles sont confrontés les clubs embauchant le joueur peuvent effectivement empêcher un joueur d’exercer sa profession dans un club situé dans un autre État membre", estime l’avocat général Maciej Szpunar, dans un communiqué publié mardi soir.

"Les dispositions dans le dossier Diarra qui stipulent que le club qui voulait faire signer Diarra, c’est-à-dire Charleroi, pouvait être co-responsable de l’indemnité due au club russe, c’est une barrière à la libre circulation. Vous dites au club, vous pouvez prendre Diarra, mais vous devez payer. Et si jamais il y avait eu un problème, la Fédération russe aurait eu l’autorisation de ne pas délivrer le certificat international de transfert, et donc de bloquer le joueur. Toutes ces mesures-là sont des contraintes ou des barrières qui rendent la liberté de circulation d’un joueur d’un club à un autre plutôt difficile", estime Me Thierry Granturco.

"Le foot se tape la tête dans le même mur depuis des décennies"

"Le foot se tape la tête dans le même mur depuis des décennies, constate Thierry Granturco, avocat aux Barreaux de Paris et de Bruxelles et spécialiste en droit du sport. Les conclusions de l'avocat général pointent des problèmes juridiques. Mais que les règles soient contraires à la libre circulation des joueurs, ça a été statué lors de l'arrêt Bosman et depuis la FIFA et l’UEFA n’ont pas appris grand-chose."

L’avocat spécialiste dans le droit du sport était présent parmi les avocats de l’UEFA qui ont négocié l’adaptation des règles des transferts. Ces règles ont été adaptées pendant un certain nombre d’années où il n’y avait pas eu de problème. "Puis la FIFA a recommencé à modifier ses règles sans tenir compte des accords qu’elle avait passé avec la Commission européenne, complète l’avocat. Progressivement, la FIFA s’est écartée des règles sur la libre circulation des travailleurs. Et aujourd’hui, les règles en place sont de nouveau contraire à la liberté de circulation des travailleurs."

Dans le cas d’un joueur qui n’est pas payé depuis plus de trois mois, ce dernier a la possibilité de résilier son contrat dans le cadre de la "juste cause". "Ce que dit la Cour, c’est que le footballeur est un travailleur, explique l’avocat. Là, nous parlons des dispositions comme les interdictions de recrutement sur deux fenêtres de mercato, l’interdiction de délivrance du certificat international de transfert… etc… La question qui se pose c’est: 'est-ce que ces dispositions sont proportionnées?'. L’avocat général dit non et il a raison. Dans la réalité, ça empêche le transfert. Ce n’est donc pas un arrêt Bosman, c’est simplement remettre la FIFA face à l’arrêt Bosman. C’est un rappel à l’ordre pour la FIFA, qui oppose un principe de stabilité contractuelle afin de ne pas avoir les effectifs des clubs chamboulés à tous les mercatos." Et de conclure: "La FIFA ne cherche pas une stabilité des effectifs. La FIFA essaye de voir comment une des principales sources de revenus des clubs peut ne pas s’écrouler devant la libre circulation des joueurs."

Quelle réaction du clan Diarra?

Contacté par RMC Sport, Martin Hissel, l’un des deux avocats de Lassana Diarra, estime que les conclusions de l’avocat général sont "satisfaisantes" et "extrêmement nettes et favorables". "Elles satisfont probablement beaucoup moins les conseils de la FIFA", complète l’avocat.

"Il y a une légitimation claire et nette du rôle des syndicats de joueurs, ce qui n’avait jamais été dit clairement jusqu’à présent, poursuit l’avocat de Lassana Diarra. L’avocat général constate que si un règlement FIFA existe, c’est parce que la FIFA occupe le vide. Il dit que c’est le rôle des syndicats de s’occuper de la régulation du marché du travail, c’est ce qu’il faut lire entre les lignes. C’est vraiment très important. Ensuite, l’avocat général estime très clairement qu’il y a une restriction par objet. L’avocat général est extrêmement net dans son analyse."

"A mes yeux, ça va plus loin que l’arrêt Bosman, poursuit l’avocat du joueur. L’arrêt Bosman avait mis fin aux indemnités de transferts dans le cas d’un joueur libre. Ici, c’est la possibilité pour des joueurs de quitter leurs clubs en cours de contrat qui est rendu possible. Ça va toucher un segment de joueurs beaucoup plus large. Le joueur sous contrat, comme dans tous les secteurs économiques, peut quitter son entreprise. Dans le monde du football, c’est tout le contraire. On leur donne un pouvoir qui à nos yeux leur revient légitimement. Si nous étions dans un système de droit normal, ce droit-là, il l’aurait et il n’y aurait pas besoin d’aller le chercher devant la Cour de justice."

Et maintenant?

Rien n’est acté dans ce dossier. Mardi, l’avocat général a rendu ses conclusions. Il est chargé de "proposer à la Cour, en toute indépendance, une solution juridique dans l’affaire dont il est chargé".

La délibération dans ce dossier est en cours et l’arrêt sera rendu dans les prochains mois. Ces conclusions ouvrent des brèches dans l’interprétation du marché des transferts actuellement géré par la FIFA. Comme dans l’affaire de la Super League, la CJUE ne tranche pas le litige sur le plan national, la juridiction nationale, dans ce dossier en Belgique, sera chargée de résoudre l’affaire entre les parties.

Si l’arrêt confirme les conclusions de l’avocat général les joueurs pourraient rompre leur contrat avec un club sans être impacté pour la suite. Se poserait alors cette question: si joueur peut rompre son contrat à tout moment, que vaut le contrat?

Article original publié sur RMC Sport