Cette compagnie pétrolière avait prévu le réchauffement avec une précision inégalée (et l’a caché)

CLIMAT - Ils savaient depuis le début, et n’ont rien dit. En 1977, dans les bureaux américains du géant pétrolier ExxonMobil, des experts travaillaient déjà sur le changement climatique. Qui plus est, leurs calculs étaient excellents et leurs connaissances très précises. C’est ce que révèle une nouvelle étude, publiée dans la revue Science mercredi 11 janvier, qui risque d’avoir de lourdes conséquences pour l’entreprise, déjà attaquée en justice pour avoir nié le changement climatique pendant des décennies.

En 2015 déjà, des journalistes d’investigation découvraient et rendaient des documents internes à l’entreprise, qui indiquaient clairement que la compagnie pétrolière connaissait, depuis la fin des années 1970, le lien entre production de combustibles fossiles et réchauffement de la planète. Exxon savait que ses activités allaient avoir des effets néfastes sur l’environnement… Mais jusqu’à quel point ?

Parmi ces documents mis au jour, une montagne de graphiques et de données, que des scientifiques de l’université d’Harvard ont décidé d’étudier de près. Leur rapport répond à la question suivante : « Que savaient exactement les compagnies pétrolières et gazières, et dans quelle mesure leurs connaissances se sont-elles révélées exactes ? ». La réponse a de quoi choquer.

Des prédictions précises, très proches des observations actuelles

Les chercheurs ont ainsi superposé les prédictions climatiques d’ExxonMobil et la trajectoire climatique actuelle. Le résultat est saisissant : les courbes se suivent de très près, donnant aux analyses prévisionnelles une précision presque sans égal à l’époque. « Nous constatons que la plupart de leurs projections prévoient avec précision un réchauffement conforme aux observations ultérieures », conclut le rapport.

L’étude constate que 10 des 16 projections climatiques d’Exxon sont conformes aux températures observées par la suite. Sur les six projections restantes, deux prévoient un réchauffement supérieur à celui observé, et quatre un réchauffement inférieur.

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Selon l’étude, les projections modélisées par les scientifiques d’ExxonMobil avaient un « score de compétence » moyen de 72 %. « Ce score indique des prédictions très habiles » précisent les scientifiques. À titre de comparaison, les prévisions de réchauffement climatique du Dr James Hansen, scientifique à la NASA, présentées au Congrès américain en 1988, avaient des scores de compétence allant de 38 % à 66 %.

Exxon avait quinze ans d’avance sur les experts indépendants du climat

Et ce n’est pas tout : non seulement le géant pétrolier avait connaissance du réchauffement climatique, mais il savait aussi qu’il était dû à la combustion énergies fossiles, et avait même établi un « budget carbone » fiable qui aurait pu permettre de maintenir le réchauffement en dessous de 2 °C. Les experts du groupe avaient même prédit avec précision la date à laquelle le changement climatique serait discernable.

Au début des années 80, les chercheurs employés par le pétrolier avaient estimé que le réchauffement climatique causé par l’homme serait détectable pour la première fois plus ou moins cinq autour de l’année 2000. C’est exactement ce qu’il s’est passé. En 1995, le GIEC a déclaré qu’un effet humain sur les températures mondiales avait été détecté, une conclusion qu’il a réitérée avec une confiance accrue en 2000 et dans tous ses rapports d’évaluation ultérieurs. Exxon avait quinze ans d’avance sur les experts indépendants du climat.

Informé, le géant pétrolier a continué de nier le changement climatique

« Le groupe pétrolier en savait autant que les scientifiques universitaires et gouvernementaux. Mais alors que ces scientifiques s’efforçaient de communiquer ce qu’ils savaient, ExxonMobil s’efforçait de le nier » constate l’étude de Supran and al. La stratégie d’Exxon a en effet été - comme le dit un mémo interne de 1988 - de « souligner l’absence de certitude dans les conclusions scientifiques concernant l’augmentation potentielle de l’effet de serre ».

Exagérer les incertitudes, dénigrer les modèles climatiques, minimiser l’impact de combustibles fossiles, faire croire au concept de « refroidissement global », garder le silence sur ses propres résultats… voici donc la technique de communication mise en place par le géant du pétrole, alors qu’il avait des connaissances précises sur le sujet.

Ainsi, Lee Raymond, PDG d’ExxonMobil, écrivait en 2000 : « Nous n’avons pas aujourd’hui une compréhension scientifique suffisante du changement climatique pour faire des prédictions raisonnables et/ou justifier des mesures drastiques… La science du changement climatique est incertaine… ». En 2001, un communiqué de presse d’ExxonMobil disait d’un célèbre graphique montrant le dérèglement climatique anthropique : « Les marges d’erreur sont énormes, pourtant certains préfèrent les ignorer ».

En 2005, Lee Raymond a déclaré lors d’une interview télévisée : « Il y a une variabilité naturelle qui n’a rien à voir avec l’homme. Cela a à voir avec les taches solaires, avec l’oscillation de la Terre. » Avant d’ajouter : « Il y a beaucoup de scientifiques qui ne sont pas d’accord avec la National Academy et le GIEC ». Quel étonnement alors de découvrir dans cette nouvelle étude que les résultats d’Exxon correspondent de près à ceux du GIEC. On est proche, tout proche de la fake news pure et simple, au point de forcer le groupe à justifier son discours devant un tribunal.

ExxonMobil devant la justice pour « dénis climatique »

Dans la continuité du mouvement « #ExxonKnew » (« Exxon savait ») qui dénonce le déni du groupe pétrolier sur les réseaux sociaux depuis 2015, plusieurs villes, comtés et États américains ont lancé des dizaines de procédures accusant l’entreprise. Ils lui reprochent d’avoir induit ses actionnaires en erreur et d’être responsable de dommages climatiques conséquents.

Climate activists protest on the first day of the Exxon Mobil trial outside the New York State Supreme Court building on October 22, 2019 in New York City. - Charges that Exxon Mobil misled investors on the financial risks of climate change will be heard in court after a New York judge gave the green light for a trial. (Photo by Angela Weiss / AFP)

La commission de la Chambre des représentants des États-Unis a notamment réclamé en 2021 des documents et témoignages à ExxonMobil dans le cadre d’une enquête en cours sur « l’effort coordonné de l’industrie des combustibles fossiles pour diffuser la désinformation » sur le changement climatique. Des reproches similaires sont par ailleurs faits à l’entreprise pétrolière française Total, qui savait depuis 1971 que ses activités avaient des conséquences néfastes sur le climat.

Cette nouvelle étude, c’est donc « le coup de grâce pour les affirmations d’ExxonMobil selon lesquelles elle a été faussement accusée de malfaisance climatique » estime Geoffrey Supran, qui en est l’auteur principal. Du moins, elle apporte des éléments quantitatifs inédits au dossier de l’entreprise, qui pourraient jouer contre le géant du pétrole.

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