Colère des agriculteurs : comment expliquer la clémence de l’État face aux dégradations

Des pompiers éteignant un feu allumé face à la préfecture de la Sarthe dans la nuit du mardi 23 au mercredi 24 janvier (illustration)
JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP Des pompiers éteignant un feu allumé face à la préfecture de la Sarthe dans la nuit du mardi 23 au mercredi 24 janvier (illustration)

POLITIQUE - Yannick Jadot en est persuadé. « Les écologistes feraient le millième de ce qu’il se passe aujourd’hui ils seraient en prison et condamnés », a-t-il affirmé ce mercredi 24 janvier sur le plateau de Public Sénat, disant tout haut ce que plusieurs observateurs pressentent depuis la montée en puissance de la grogne des agriculteurs. Une mobilisation qui se traduit par des actions d’envergures, du blocage d’autoroutes aux paquets de fumiers, ou autre résidus agricoles, déversés devant les préfectures.

Sur place dans les Pyrénées-Orientales lundi 23 janvier, Le HuffPost a vu des agriculteurs s’asseoir sur la chaussée de l’A9, façon Dernière rénovation, comme vous pouvez le constater dans notre reportage ci-contre :

Sauf que, cette fois, nulle évacuation sous les gaz lacrymogènes. Aucun coup de matraque pour déloger ceux qui bloquent les axes routiers, lesquels ne sont d’ailleurs nullement désignés comme des « preneurs d’otages » dans le débat public, à l’inverse des routiers quand ils font des opérations similaires.

« Deux poids deux mesures »

Dès dimanche, le sentiment d’un « deux poids deux mesures » commençait à s’exprimer, comme l’évoquait en ces termes la militante écologiste Camille Étienne lors d’une interview à BFMTV, rappelant qu’un bâtiment de la direction régionale de l’environnement a été soufflé par une explosion à Carcassonne.

Cette impression n’a fait que s’amplifier depuis. Illustration avec cette vidéo tournée par un journaliste indépendant, montrant des policiers escorter un cortège d’agriculteurs jusqu’à la préfecture d’Agen, où du fumier a été déversé à plusieurs reprises. Autrement dit, des dégradations commises contre un bâtiment de l’État sous le regard bienveillant de ses propres agents. Sur le réseau social X, Nicolas Hervieu, juriste en droit public, souligne le double-langage de la préfecture de l’Eure. Au moi de mai, elle dénonçait avec force un blocage de l’autoroute « irresponsable » entrepris par des écolos, en annonçant saisir la justice. Ce mercredi, cette même préfecture communique seulement sur l’état de la circulation en raison de ces blocages.

Mais comment expliquer cette clémence, qui tranche avec la sévérité dont le pouvoir a pu réagir à d’autres mobilisations sociales, des gilets jaunes à la réforme des retraites ? Lundi 22 janvier, consigne a été donnée de ménager les agriculteurs, expliquait en conférence de presse Gérald Darmanin. « On n’envoie pas les CRS sur des gens qui souffrent », justifiait l’entourage du ministre, comme si les autres mobilisations sociales étaient le fait de gens qui luttent pour le plaisir.

Différence de taille avec les autres mouvements sociaux, le ministre de l’Intérieur a affirmé qu’il voulait « politiquement soutenir » les agriculteurs, « tout en les encourageant bien évidemment à respecter le bien commun ». Même soutien sans faille affiché par Bruno Le Maire. « Ils ont totalement raison et je partage la douleur de tous les paysans français et leur colère », affirmait-il sur TF1 dimanche soir, après avoir annoncé une hausse des tarifs de l’électricité pour tous les ménages, y compris pour les agriculteurs, secteur professionnel où le taux de pauvreté est le plus important.

Ne pas donner l’impression de s’opposer

Là se situe l’explication de cette différence de traitement : l’exécutif ne veut pas (comme d’autres formations politiques) se trouver en opposition avec le monde agricole, chargé de la noble mission de remplir nos assiettes. « Il est certain que, politiquement, le fait de poursuivre en justice des agriculteurs ne serait pas bien interprété, voire interprété défavorablement, et ce même si les dégradations sont par ailleurs caractérisées », expliquait au HuffPost en 2019 l’avocat au Barreau de Paris Vincent Brengarth. Un soutien acquis que l’on retrouve également à droite, famille politique pourtant peu habituée à applaudir les mobilisations sociales.

Sur France 3 dimanche 21 janvier, Olivier Marleix a assuré que son parti « soutenait très clairement » le mouvement, « y compris les blocages ». Comme il y a les bons et les mauvais chasseurs, il y a les bons et les mauvais bloqueurs. Apparaissent alors des responsables politiques habituellement prompts à dénoncer « la gréviculture » s’afficher ceints de leur écharpe tricolore sur les zones de blocage ou revendiquer, comme le font les députés RN, un soutien à la mobilisation.

Ainsi, dans la perspective des élections européennes, et alors que l’extrême droite espère tirer les marrons du feu d’une colère agricole qui s’exprime dans plusieurs pays de l’UE, impossible pour le gouvernement de donner l’impression de s’opposer aux agriculteurs. Le tout dans un contexte où plus de huit Français sur 10 soutiennent le mouvement. D’où cette volonté de détourner le débat, soit en accusant le RN de vouloir étouffer encore plus les agriculteurs en sortant des traités européens qui permettent les exportations, soit en accusant la gauche et les écologistes de mépriser dans leurs expressions le monde agricole.

Sentiment d’impunité ?

Quitte à se prendre les pieds dans le tapis, à l’image du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau qui a jugé bon d’inviter la députée insoumise Mathilde Hignet « d’aller sur le terrain ». Problème : l’élue bretonne est agricultrice et la diversion saute aux yeux. En attendant d’apporter une réponse politique concrète à la mobilisation paysanne, et après avoir repoussé (sans grand effet) sa réforme de l’agriculture, l’exécutif préfère s’accommoder des dégradations et des désagréments commis par certains agriculteurs.

À l’échelle locale, les préfectures invitent les citoyens à s’organiser face aux perturbations sur les réseaux routiers. Dimanche, des agriculteurs balançaient des pneus sur les voies de la SNCF, dans l’indifférence générale. Mardi 17 janvier, un local des Verts a été pris pour cible à Toulouse. Et à Agen, c’est un McDonald qui a été pris pour cible ce mercredi. De quoi nourrir un sentiment d’impunité chez les agriculteurs ?

« On est prêts à monter à Paris, boycotter le Salon de l’Agriculture, paralyser la capitale avec nos tracteurs », a déclaré Jérôme Bayle, l’un des visages de la mobilisation agricole. « On ira jusqu’à Paris s’il faut. On ira jusqu’au Champ-de-Mars, on le labourera », a renchéri sur BFMTV Sébastien, céréalier, sur un barrage bloquant l’A7 dans la Drôme. Au regard de la magnanimité de l’exécutif à leur égard, il aurait tort de s’en priver.

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