Claire Hédon, Défenseure des droits : « Il y a urgence à nous écouter »

LDH, protection de l’enfance, services publics : les alertes de la Défenseure des droits (ici en octobre 2017 devant l’Elysée)
LDH, protection de l’enfance, services publics : les alertes de la Défenseure des droits (ici en octobre 2017 devant l’Elysée)

POLITIQUE - Claire Hédon s’en excuserait presque. « Je ne vois que ce qui va mal », souffle la Défenseure des droits à plusieurs reprises quand elle reçoit Le HuffPost dans son bureau du 7e arrondissement parisien, à deux pas du Champ de Mars, vue sur la Tour Eiffel, quelques jours avant la parution, ce lundi 17 avril, de son rapport annuel. C’est son rôle comme « observatoire incroyable des difficultés de la société. »

Celle qui a succédé à Jacques Toubon en 2020 nous livre ses alertes sur le maintien de l’ordre ou le droit d’association, ses vives inquiétudes sur la liberté de manifester et les droits fondamentaux des plus vulnérables. Claire Hédon n’hésite pas à évoquer une « maltraitance institutionnalisée dans plusieurs domaines », de la petite enfance dans les crèches aux personnes âgées dans les Ehpad. « Il y a urgence à nous écouter », intime-t-elle, notamment sur l’accès aux services publics dont certaines failles nourrissent la « colère ». Entretien.

Le HuffPost : Un Français sur deux a « peur » de manifester, selon un sondage publié dans nos colonnes début avril. Qu’est-ce que cela vous inspire, comme Défenseure des droits, notamment chargée du contrôle de la déontologie des forces de l’ordre ?

Claire Hédon : C’est un chiffre qui m’inquiète beaucoup parce que la liberté de manifestation est absolument fondamentale. Le premier objectif du maintien de l’ordre, c’est d’assurer la liberté de manifester, c’est d’ailleurs le premier point du schéma de maintien de l’ordre. Une fois que l’on a dit cela, je condamne toute forme de violence. J’ai une pensée pour les blessés, particulièrement pour les deux blessés graves à Sainte-Soline (Deux-Sèvres).

Plusieurs institutions et spécialistes s’inquiètent d’une « brutalisation du maintien de l’ordre » en France. Vous-même avez enregistré au moins 100 saisines depuis le début du mouvement social contre la réforme des retraites. Y a-t-il un problème avec le maintien de l’ordre dans le pays ?

J’appelle de mes vœux à une désescalade de la violence, elle doit intervenir à tous les niveaux. C’est essentiel si l’on veut garder cette liberté de manifester. Il y a là un lien à faire avec votre sondage sur la peur d’aller dans les cortèges. Il est donc primordial de regarder ce que font nos voisins qui sont ou ont été confrontés eux aussi à des blacks blocs. Nous ne sommes pas les seuls.

En Allemagne par exemple… ?

L’institution que je représente a été suivie sur un certain nombre de recommandations : sur la communication, le port obligatoire du RIO (l’identifiant que chaque policier doit porter sur lui ndlr) … Mais nous n’avons pas été suivis sur la question de l’interdiction des lanceurs de balles de défense (LBD) et des grenades de désencerclement en maintien de l’ordre. Pourquoi les pays du Nord ou l’Allemagne ne les utilisent-ils pas ? Et pourquoi s’est-on prononcé contre ? Ce n’est pas pour rien. C’est parce qu’il y a eu des accidents graves. Mon souhait serait que nos recommandations, nos décisions, soient suivies.

Pour parler de vos autres missions : vous évoquez une hausse constante de vos sollicitations depuis 3 ans. Cela veut-il dire que la situation, l’accès au droit et le respect des libertés, se dégrade en France ?

Les chiffres sont impressionnants : 100 000 réclamations en 2020, 115 000 en 2021 et 126 000 en 2022. Nous constatons une augmentation constante, dans tous les domaines. Je pense, oui, que c’est la marque d’une dégradation. C’est très clair sur l’accès aux services publics, avec une augmentation de 14 % de nos réclamations, ainsi qu’en droit des enfants. La protection de l’enfance est en immense difficulté.

« Sur la petite enfance, les réponses du gouvernement ne sont pas suffisantes »

Vous insistez sur le droit des enfants dans votre rapport. Une note rendue par l’IGAS le 11 février dernier parle même de « maltraitance institutionnalisée » dans les crèches. Partagez-vous ces mots ?

Oui, j’ai déjà parlé à plusieurs reprises de « maltraitance institutionnalisée » car je l’observe dans plusieurs domaines. On peut, par exemple, faire le rapprochement entre le secteur de la petite enfance et celui des personnes âgées, car c’est la vulnérabilité des personnes qui crée la possibilité d’atteintes aux droits.

Le premier point, c’est la question du taux d’encadrement. On l’a dit sur les Ehpad, être bien traitant suppose d’avoir des moyens humains suffisants. C’est pareil dans les crèches. Le deuxième point c’est comment faire pour que les aides-soignantes, les AESH aient un salaire correct ? Renforcer l’attractivité de ces métiers est un début de réponse au problème.

Dans ces conditions, les réponses du gouvernement vous semblent-elles suffisantes ? Emmanuel Macron promet un « droit opposable au mode de garde », Élisabeth Borne réaffirme l’objectif de 200 000 places d’accueil supplémentaires…

Je ne suis pas sûre que cela soit suffisant. Il y avait déjà la création de 30 000 places de crèche dans le plan pauvreté (en 2018), cela n’a pas été fait, on n’a pas du tout atteint ce chiffre-là. Il faut désormais que ce soit vraiment effectif.

En 2020, au moment de céder sa place, Jacques Toubon alertait sur le délitement des services publics, comme la source de la fronde des gilets jaunes et des crises sociales. Trois ans plus tard, même combat ?

Je pense que l’on ne progresse pas. Et que cela continue à alimenter la colère. Les espaces « France Service » sont certes une avancée. Mais les agents de ces espaces ne viennent pas de la CAF ou de Pôle emploi. Dès qu’il y a un problème, ils ne sont pas en capacité de le traiter.

« Ce que nous observons en matière d’accès aux services publics est excessivement inquiétant »

Il faut se poser la question des effectifs dans les services publics. D’autant que l’on continue à fermer des accueils ou à les limiter. On dit souvent que les gens « renoncent » à leurs droits, mais je l’analyse autrement : ils sont entravés dans leurs démarches.

Vous ciblez régulièrement la dématérialisation des démarches dans vos différents rapports…

Ce que nous observons en matière d’accès aux services publics est excessivement inquiétant, en lien avec la dématérialisation des démarches. On l’observe dans les préfectures, en droit des étrangers avec 231 % d’augmentation de réclamations entre 2019 et 2022 ou pour le renouvellement des papiers d’identité. On l’observe dans les liens avec la CAF ou Pôle emploi. Or, avec plus de 16 millions de personnes éloignées du numérique, ce n’est juste pas possible de prévoir des démarches uniquement dématérialisées ! C’est près d’un tiers de la population française. Cela constitue une atteinte à la cohésion sociale, une atteinte à la démocratie. Ce que nous demandons c’est le maintien du dépôt papier et surtout un maintien de l’accueil.

Le gouvernement (par les voix d’Élisabeth Borne et Gérald Darmanin) semble mener une campagne contre la LDH depuis quelques jours. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

La LDH a souvent été critiquée, notamment par le pouvoir en place, car elle défend les droits et libertés. Mais c’est son rôle. Les associations ont une place essentielle dans une démocratie. La démocratie c’est le suffrage universel, le débat parlementaire, mais aussi la liberté associative. Ces principes guident notre Constitution.

« Je dis attention à la liberté associative, elle est vitale »
Claire Hédon sur la LDH

Vous ne partagez donc pas les mots de la Première ministre sur les « ambiguïtés avec l’islamisme radical » ?

Je vous le redis, je pense franchement que la LDH a souvent dérangé le pouvoir en place. Quand on retourne en arrière, l’époque Dreyfus, la guerre d’Algérie… La LDH était déjà accusée de « défendre les terroristes ». C’est une alerte que j’adresse. Ce qui se passe pour Alternatiba (association pour le climat et la justice sociale menacée du retrait de ses subventions publiques par l’État, ndlr) à Poitiers en est une autre.

Selon vous, Gérald Darmanin est-il sorti de son rôle ?

Je dis attention. La liberté associative est vitale. Je ne vais pas personnaliser car je pense que c’est plus général. Il faut accepter que le monde associatif dérange et ne dise pas forcément ce que l’on a envie d’entendre. On ne va pas garder uniquement les associations qui arrangent…

Quel bilan tirez-vous de l’état des discriminations à travers votre plateforme dédiée « Antidiscriminations.fr » ?

Sur la question des discriminations, je suis très impressionnée par le « non-recours. » On ne peut pas faire peser sur les victimes le poids d’une injonction sur le mode ‘c’est à vous de saisir la justice’, car elles ont très souvent peur des représailles. Ce qui me frappe, c’est le nombre de décisions encore trop important en 2022 - plus de 200 - que l’on rend sur des retours de congés maternités ou des interruptions de contrat court pour des femmes enceintes. C’est inadmissible.

Nous avons rendu d’ailleurs notre première décision relative à une discrimination en raison d’un congé paternité. La société va-t-elle se saisir plus rapidement du sujet, maintenant que des hommes sont confrontés à ces discriminations ? J’ai une petite intuition…

« Un observatoire qui évalue les discriminations est indispensable »

Que demandez-vous au gouvernement pour aller plus vite sur ces sujets ?

Le plan présenté par la Première ministre et Isabelle Rome fin janvier comporte des avancées, comme une réflexion sur le testing, l’action de groupe. Mais, comme souvent, tout dépend de ce qui sera concrétisé ou non. On ne lutte bien que contre ce que l’on connaît. En ce sens, un observatoire qui évalue ces discriminations est absolument indispensable.

« Il faut maintenir les accueils dans les services publics. 16 millions de Français sont éloignés du numérique, c’est un tiers de la population ! »

Le tableau (noir) que vous dessinez ne signe-t-il pas l’échec d’Emmanuel Macron, au pouvoir depuis 6 ans ?

La question de l’accès aux services publics, de l’encadrement dans les Ehpad, dans la petite enfance sont des problèmes qui datent. C’est une pente qui s’accentue ; mais qui n’est pas nouvelle. Les pouvoirs politiques ont certes une responsabilité, mais ce sont aussi des choix collectifs, notamment en termes de priorité de financement, voulues ou non par la population.

« La société irait mieux si l’on nous écoutait davantage ! »

Vous sentez-vous suffisamment écoutée ?

(Sourire) La société irait mieux si l’on nous écoutait davantage ! Nos recommandations n’ont pourtant rien de révolutionnaire, elles visent à faire respecter les droits et les promouvoir. Elles sont difficilement contestables. Si on les applique sur les Ehpad ou sur la petite enfance, la société ira mieux.

Alors pourquoi ne le fait-on pas ?

Je ne peux pas répondre à cela. Mes interlocuteurs sont respectueux de l’Institution… Globalement les ministres nous répondent, nous reçoivent. Mais sur l’accès aux services publics, il faudrait nous écouter : remettre et maintenir des accueils physiques. Il y a urgence à agir. C’est un point vital, essentiel, de cohésion sociale et de démocratie.

La mission du Défenseur des droits peut déranger et ne pas plaire, mais c’est la force de notre démocratie d’avoir créé une institution comme la nôtre. Nous rétablissons les personnes dans leurs droits et nous sommes un observatoire des difficultés auxquels la société est confrontée.

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