Le cinéma français, mauvais élève de la révolution MeToo ?

Johnny Depp monte les marches du festival de Cannes pour la première de « Jeanne du Barry »

Entre glorification de la figure de l’artiste et culture du viol à la française, le cinéma français est toujours à la traîne dans sa prise de conscience autour des affaires de violences sexistes et sexuelles.

#METOO - « Je n’étais pas au courant… Je m’en fous un peu. » Si Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes, se « fout un peu » de l’affaire Johnny Depp, selon ses propres mots dans l’émission « C ce soir » ce jeudi 18 mai, ce n’est pas le cas de tout le monde. Le come-back de l’acteur américain en star sur la croisette a provoqué de nombreuses critiques.

Et pour cause, ces dernières années, c’est dans les tribunaux qu’on a pu suivre Johnny Depp. Accusé de violences conjugales par l’actrice Amber Heard, il a d’abord intenté un procès pour diffamation au journal anglais The Sun, qui l’avait qualifié de « mari violent ». Procès qu’il a perdu en 2020, la justice anglaise ayant estimé que « la grande majorité des agressions présumées [avaient] été prouvées ». Un autre procès l’a ensuite opposé à Amber Heard, et s’est soldé par la condamnation des deux parties pour diffamation (avec une amende bien plus élevée pour l’actrice).

Depuis ces affaires, la carrière de l’acteur était au point mort. Mais c’était sans compter sur Maïwenn et son film Jeanne du Barry, dans lequel Johnny Depp joue Louis XV, et qui a été choisi pour faire l’ouverture du festival de Cannes.

« C’est comme si la France se tenait à l’écart »

L’acteur n’est pas le premier à trouver « refuge » dans l’Hexagone. Accusé d’agression sexuelle par sa fille adoptive, Woody Allen est devenu persona non grata à Hollywood, où la plupart des stars refusent de travailler avec lui. Pour son dernier film, le réalisateur new yorkais a donc tourné en France, avec un casting mené par Valérie Lemercier et Melvil Poupaud.

Quant à Roman Polanski, poursuivi aux États-Unis depuis 1977 pour viol sur mineure, et accusé par plusieurs autres femmes de viol ou d’agression sexuelle, il a été auréolé de dix Césars au fil des années, dont deux en 2020 - qui ont provoqué le coup d’éclat d’Adèle Haenel et Céline Sciamma.

« C’est comme si la France se tenait à l’écart », a regretté Edwy Plenel, directeur de Mediapart, dans une interview pour le site américain Variety (après avoir été agressé par Maïwenn). Il y aborde les affaires MeToo du cinéma français et « l’absence de bruit » ou de « prise de conscience » du milieu suite à l’enquête de Mediapart dans laquelle 13 femmes accusent Gérard Depardieu de violences sexuelles.

À l’écart, la France ? En retard en tout cas, selon Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne. « Pour ce qui est de la prise de conscience collective de la domination masculine, en France, ça freine des quatre fers », affirme l’historienne.

Auteurs et artistes maudits

Dans le milieu du cinéma, l’aura autour de la figure de l’artiste est pour beaucoup dans ce retard. « Il y a, pour les artistes auteurs de violences sexuelles, un cumul des impunités », estime Bérénice Hamidi, professeure en études théâtrales à l’université Lumière Lyon 2. Outre leur position de pouvoir, qui pousse souvent leurs victimes au silence, « ils bénéficient d’un capital sympathie que n’ont pas les hommes politiques ».

Ce capital sympathie est renforcé par une conception très française de l’artiste qui élève le génie créatif au-dessus de toute norme sociale. Geneviève Sellier a pu en faire l’expérience dans son travail. « En France, dans mon domaine, il est quasiment tabou d’analyser les films avec les instruments des études de genre. Parce que ça fait descendre les grands génies créateurs dans l’arène commune : ce sont des hommes qui manifestent des désirs à travers des pratiques de domination, et on le voit dans leurs films. Or, en France, le génie créateur est au-dessus des lois. C’est pour ça que Johnny Depp et Woody Allen sont parfaitement à l’aise ici. »

Pour l’historienne, l’argument fréquent qui invite à « séparer l’homme de l’artiste » souligne la « schizophrénie » du milieu culturel. « Le concept de cinéma d’auteur, inventé par la France, repose précisément sur la confusion entre l’homme et l’œuvre. Mais dès qu’il s’agit de soumettre les hommes qui sont derrière les auteurs à la loi commune, là il n’y a plus personne. »

Si la France a théorisé et sanctifié la figure de l’auteur au cinéma, elle a aussi donné naissance à un autre archétype qui élève la transgression au rang d’art : l’artiste maudit, chez qui une part d’ombre est non seulement permise mais encouragée.

« Notre conception du talent, de l’art et de l’artiste autorise la transgression des lois sociales, analyse Bérénice Hamidi. Dans une certaine mesure, elle implique même cette transgression, ce côté hors-la-loi, au motif que l’art impliquerait fatalement la souffrance et la connexion aux forces obscures. Ces valeurs sont héritées de l’histoire de l’art française, et en particulier du XIXe siècle et de la figure romantique de l’artiste maudit. C’est ’L’albatros’ de Baudelaire : ’exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher’. »

« Des personnages hors la loi mais aussi hors la réalité »

Une mythologie sans cesse recyclée pour célébrer des personnalités controversées. Dans une interview accordée à Brut, Maïwenn explique ainsi son choix de caster Johnny Depp : « Je sentais chez lui les côtés du Louis XV que j’avais écrit, à savoir un roi plein de paradoxes, dark, écorché, romantique. » Selon Libération, la réalisatrice avait aussi offert ce rôle de roi « dark », « écorché » et « romantique » à une autre star accusée de violences, et que le milieu du cinéma a transformé en « monstre sacré » : Gérard Depardieu.

S’il a pu être associé à la figure de l’artiste maudit, l’acteur français est l’incarnation d’autres « mythes » culturels, utilisés pour défendre ou minimiser ses actions. L’agent Dominique Besnehard le qualifie ainsi de « personnage rabelaisien », tandis que d’autres, cités par Mediapart, le comparent au « terroir français ».

Pour Bérénice Hamidi, « cette impunité est aussi liée à une forme de mise en fiction de ces personnes, qu’on transfigure en personnages hors-la-loi mais aussi hors la réalité. Cette double dimension transgressive et fictionnalisante est très importante dans ces affaires. Depardieu, c’est la figure rabelaisienne, Johnny Depp ou Bertrand Cantat, c’est plutôt le poète maudit, le héros romantique avec sa part d’ombre et sa part de violence autorisée. »

« En France, le respect de l’autre, on appelle ça du puritanisme »

Il faut dire que ne pas obéir aux lois sociales, voire aux lois tout court, est étrangement valorisé dans l’imaginaire français. « En France, le respect de l’autre, on appelle ça du puritanisme, commente Geneviève Sellier. Il y a une distorsion incroyable des valeurs sous prétexte que le génie est forcément subversif et sa subversion est forcément politique. »

Au moment de l’affaire Strauss-Kahn, ou dans la fameuse tribune anti-MeToo signée par Catherine Deneuve qui célébrait « le droit d’importuner », les accusations de « puritanisme » sont très souvent présentes quand des hommes sont mis en cause dans des affaires de violences sexuelles. Avec en arrière plan, l’image d’une Amérique pudibonde qui tente d’imposer ses valeurs à une France dont l’un des piliers culturels serait « l’art de la séduction ».

« Il y a une sorte de confusion qui veut que les pratiques amoureuses et sexuelles violentes seraient beaucoup intéressantes que des pratiques amoureuses respectueuses d’autrui, explique Geneviève Sellier. C’est ce qu’on appelle la culture en viol, et elle est très en vogue en France. »

« Effectivement, on peut considérer que Depardieu, c’est notre terroir, souligne Bérénice Hamidi. Les Valseuses, c’est notre terroir. Les mecs qui détruisent tout, et qui ont le droit de tout détruire tant qu’ils sont sexy, ça a été notre terroir. La culture du viol, la valorisation de la ‘liberté d’importunité’, c’est notre terroir, et plus largement notre terreau culturel. Et c’est sur ce terreau que poussent les violences sexuelles. La question est : voulons-nous continuer à cultiver ce terroir et donc à maquiller ces violences en les faisant passer pour une exception culturelle à défendre ? »

Derrière cette convocation du « terroir », Bérénice Hamidi souligne surtout une hypocrisie : « L’affaire Depardieu pose aussi la question des responsabilités et même des complicités collectives. Parce que ceux qui parlent de terroir’ pour relativiser les actions de Depardieu le font surtout pour excuser et justifier leur inaction. »

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