Cinéma : le documentaire de Laura Poitras sur Nan Goldin raconte plus que l’histoire de la photographe

Nan Goldin, ici dans l’une de ses photos, est au coeur du nouveau documentaire de Laura Poitras.
Nan Goldin, ici dans l’une de ses photos, est au coeur du nouveau documentaire de Laura Poitras.

CINÉMA - C’est l’une des plus grandes photographes contemporaines, à la vie marquée par les morts : du Sida à la crise des opiacés, son dernier combat. Le parcours de Nan Goldin est dévoilé dans un documentaire événement qui sort dans les salles de cinéma ce mercredi 15 mars. Signé Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé, qui a décroché le Lion d’Or à la Mostra de Venise, est un voyage à travers la vie de la photographe de 69 ans, connue pour ses clichés du New York underground.

Les amateurs connaissent déjà bien Nan Goldin, qui a pratiqué l’autoportrait et dont l’œuvre documente une vie hors des sentiers battus. Auprès de Laura Poitras, la photographe se livre encore un peu plus, troquant l’appareil photo pour le micro. « Nos sessions (d’enregistrement) ensemble étaient comme une thérapie sans thérapeute. J’ai parlé de choses très douloureuses », a expliqué à Venise Nan Goldin, très tôt marquée par la mort de sa sœur aînée, profondément dépressive.

Le film revient sur ce traumatisme grâce à des comptes rendus des psychiatres, décrivant une enfant privée de tout soutien avant de sombrer. Ils sont mis en parallèle avec un témoignage rare des parents de Nan Goldin, aux allures de couple américain parfait, filmés par cette dernière.

Le rapport des médecins psychiatres de l’époque expliquent que ce n’est pas « Miss Goldin », la sœur chérie de Nan, mais bien « Mme Goldin », cette mère défaillante, qu’il aurait fallu soigner. La photographe raconte que le suicide de sa sœur, qui s’est jetée sous les roues d’un train, l’a rendue muette pendant plusieurs mois, et que c’est par la photographie qu’elle a pu s’exprimer à nouveau.

Découvrez ci-dessous la bande-annonce du film :

Blessures, précarité

La voix de Nan Goldin, connue pour son travail sur la sexualité ou la drogue, résonne aussi avec ses photos les plus célèbres, dont la série The Ballad of Sexual Dependency, qui documente les communautés queers dans le New York des années 1970-80.

Et Nan Goldin lève le voile sur ses blessures et ses débuts dans la précarité. Elle dit aussi, pudiquement, avoir dû se prostituer dans une maison close, dont elle se sortira en intégrant un bar tenu par une communauté lesbienne. Elle revient également sur son agression par l’un de ses compagnons, échappant alors de peu à la mort.

Ces drames nourriront les combats de Nan Goldin, à commencer par le Sida, qui emportera nombre de ses amis, mais fera naître aussi de nouvelles formes de mobilisation. Un saut dans le temps conduit à la période actuelle, où Nan Goldin a pris la tête d’un combat à la David contre Goliath contre les producteurs d’opioïdes, des antidouleurs qui ont rendu dépendants et tué un demi-million d’Américains ces deux dernières décennies.

Le documentaire y revient longuement : la photographe, ayant elle-même frôlé la mort à cause de sa dépendance, a mis sa notoriété au service de la lutte contre la richissime famille Sackler, qui a produit l’Oxycodone, tout en étant mécène des plus prestigieuses institutions culturelles.

« Ma plus grande fierté, c’est que nous ayons mis à genoux une famille de milliardaires dans un monde où les milliardaires ont une autre justice que les gens comme nous », a déclaré Nan Goldin, précisant qu’il fallait poursuivre le combat pour « garder en vie » les personnes dépendantes, les « déstigmatiser » et les traiter.

Une signature connue

La signature de Laura Poitras, journaliste d’investigation, laissait espérer des révélations sur cet énorme scandale sanitaire. Il n’en est rien, mais le film comporte tout de même quelques séquences inédites, dont la plus forte est la captation de l’audience par vidéoconférence, obtenue de haute lutte par les militants, durant laquelle les héritiers de la famille Sackler sont condamnés à écouter les témoignages de proches de victimes.

Voir ces milliardaires scruter d’un œil vide leur écran, tandis que des parents leur font écouter les hurlements de douleur de leur fils en pleine crise de manque, et décédé depuis, glace le sang.

« Je crois qu’il est très important de documenter l’histoire des combats, a expliqué à l’AFP la cinéaste de 59 ans, de passage à Paris pour la promotion de Toute la beauté et le sang versé. Je pense que parfois, en montrant quelque chose à l’écran, on peut communiquer quelque chose d’impossible à faire autrement. »

Sa parole fait foi : Laura est la réalisatrice de Citizenfour, Oscar du documentaire en 2015, film implacable sur le combat du lanceur d’alerte Edward Snowden, dont elle fut la première à recueillir les confidences lorsqu’il a révélé les documents secret-défense de la puissante NSA. Elle s’est aussi intéressée à Julian Assange, éditeur controversé de WikiLeaks, dans un portrait sans concession, Risk (2017), et avait commencé sa carrière avec My Country, My Country, tourné pendant l’occupation américaine de l’Irak.

Dénoncer la domination américaine

L’origine de l’engagement de celle qui est née dans une famille aisée de la région de Boston remonte au traumatisme du 11 septembre 2001, et la « guerre au terrorisme » lancée en réponse par l’Amérique.

« La domination mondiale, l’occupation, la torture, les sites (d’incarcération) secrets, tout cela était révoltant et je pense que c’est à ce moment-là que j’ai senti que je devais répondre à ça, aux souffrances que mon gouvernement infligeait au monde, explique-t-elle. Les États-Unis sont parvenus à radicaliser de nouvelles générations de gens pour qu’ils nous haïssent. C’est un tel désastre, ça n’aurait pas pu être pire. »

Face aux puissants, cette lauréate du prix Pulitzer, elle-même placée sous surveillance après son premier film, continue de croire au pouvoir de la presse : « le bon journalisme est toujours fauteur de troubles. Le mauvais journalisme, c’est faire des courbettes pour s’approcher des puissants. »

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