La Chute de l'empire américain : "Nos gouvernements gaspillent notre argent"

Initiée en 1986 avec Le Déclin de l'empire américain, la fresque humaine et humaniste de Denys Arcand s'est poursuivie depuis trois décennies avec Les Invasions Barbares (César du Meilleur film, réalisateur et scénario en 2004), L'Âge des ténèbres (2007) et aujourd'hui La Chute de l'empire américain. Le cinéaste québecois revient pour nous sur cette saga, le mélange des genres, ses personnages "gris" et la dimension politique de son oeuvre.

Dans sa critique, The Hollywood Reporter présente votre film comme un "Pretty Woman socialiste". Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Denys Arcand (réalisateur) : (Rires) Ce n'est pas si bête ! (Rires) En tout cas, ce que je voulais avec ce personnage de prostituée, que je n'avais jamais vu au cinéma, c'était mettre en scène une escort de luxe. Dans Pretty Woman, Julia Roberts est dans la rue, et on a déjà vu ça mille fois. Mais la fille qui gagne vraiment beeaucoup d'argent, qui fait des investissements, qui a eu des liaisons avec des banquiers qui lui conseillent comment gérer son argent, ça on ne l'avait jamais fait. Ça faisait longtemps que je pensais à un tel personnage, mais je n'avais jamais eu le film pour l'utiliser. C'est donc une vraie différence avec Pretty Woman. Mais Pretty Woman reste en tout cas l'archétype du film sur le sujet, donc cette comparaison me va. "Socialiste", c'est plus compliqué. On voudrait bien que ce soit socialiste, mais on ne sait plus où en est la gauche dans aucun pays ! (Rires) Mais d'un point de vue américain, "socialiste" c'est une menace quelconque ! (Rires)


Vous parliez d'argent. "La Chute de l'empire américain" s'intitulait initialement "Le Triomphe de l'argent" : qu'est-ce qui déclenche cette histoire et comment décidez-vous de la rattacher à votre saga de "L'empire américain" ?

Il y a deux choses distinctes. Nous avons effectivement développé le film sous le titre de "Triomphe de l'argent", que j'aimais bien d'ailleurs, et je me suis aperçu que les gens avaient des difficultés à retenir le titre. Je ne sais pas pourquoi. Les gens me disaient : "Ton truc sur l'argent, c'est quoi déjà ? La victoire de l'argent ? La revanche de l'argent ?" Et d'autres me disaient : "L'argent ça ne m'intéresse pas, je ne veux pas en entendre parler, on en parle trop..." Je me suis alors dit que ce n'était peut-être pas un si bon titre et je me suis mis à y réfléchir, ce qui est toujours un drame pour moi sur chacun de mes films. Et j'ai alors décidé de le raccrocher avec mes autres films. C'est ainsi que nous sommes arrivés à La Chute de l'empire américain, qui est finalement pertinent car l'empire américain chute de plus en plus sous nos yeux. Par ailleurs, il y a dans le monde anglo-saxon un livre que tous les étudiants en Histoire doivent avoir lu : Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain de Edward Gibbon. C'est un classique de l'historiographie britannique. Ayant fait une partie de mes études en anglais, je connais ça par coeur. Et quand il y a le déclin, il y a la chute. C'est comme ça que cela s'est fait. Mais surtout, ce que cela signifie à mes yeux, c'est que cela caractérise l'époque dans laquelle nous vivons : nous vivons sous l'empire américain... qui chute.

Comment présenteriez-vous cette saga, qui part de 1986 avec "Le Déclin de l'empire américain" pour aller jusqu'à "La Chute de l'empire américain" aujourd'hui ? Quel est le fil conducteur, l'ambition de cette fresque en quatre films ?

C'est de tendre le miroir le plus fidèle à la société et à son évolution, depuis 1986. De façon très prétentieuse, je dirais aux spectateurs : si vous voulez voir d'où viennent vos parents et dans quel merdier vous êtes maintenant, regardez et vous allez découvrir cette histoire.


Le film s'ouvre sur un dialogue où émerge cette phrase : "L'intelligence est un handicap". C'est votre vision de la société actuelle ?

C'est une phrase que j'ai entendue dans un dîner parisien, prononcée par un homme d'affaires à propos d'une faillite qui avait touché un homme très intelligent. Et ce businessman m'a dit : "Vous savez, en affaires, je ne suis pas sûr que l'intelligence soit un avantage. Je crois même que c'est un handicap." Cette phrase m'a hantée pendant dix ans. J'ai commencé à penser à tous les gens que je connais, qui sont brillants, qu'ils soient professeurs de philosophie dans des collèges de province ou auteurs d'excellents livres tirés à 200 exemplaires... Et je pense après ça à tous les crétins que l'on voit à la télévision, au gouvernement, à des postes importants de la société. Et je me dis que cet homme avait partiellement raison. C'est une réflexion qui amorce le film, et qui explique la situation du héros qui a une agrégation en philo mais qui est livreur et dont l'avenir est bouché. 

Dans vos films, et notamment dans ce nouvel opus, il y a toujours une zone grise où les personnages agissent mal... pour faire le Bien.

C'est une vraie intention, dès le départ. Au début du film, je veux poser un personnage qui est bon et généreux : il achète un journal à un SDF, il donne de l'argent dans le métro, il travaille pour une soupe populaire. Il trouve alors 12 millions de dollars : pris dans un élan de folie, il les cache dans son camion... et l'aventure du film commence. Je voulais vraiment ce dilemme, car c'est trop facile d'avoir un personnage mauvais qui vole et qui se fait prendre par la police à la fin du film. Je ne voulais pas ça, je voulais un personnage intelligent et bon, qui va réussir à s'en tirer, au moins un peu. Je mets toujours cette zone grise, cette ambiguité dans mes films. On ne sait pas vraiment ce qu'il va advenir des personnages qui s'en vont vers des destins flottants. C'est ce que j'aime au cinéma.


Cette ambiguité donne une dimension politique à vos films. Dans le cas présent, il garde l'argent et "braque" le gouvernement en quelque sorte, pour faire ce que le gouvernement ne fait pas.

Bien sûr. Il trouve 12 millions de dollars, que fait-il ? Il se doute bien que c'est l'argent de la drogue et de la pègre. Est-ce qu'il va les contacter pour leur rendre ? Non. S'il appelle la police, et donc le gouvernement, il sait que la moitié va servir pour le service de police et que l'autre va se diluer dans les finances du gouvernement. 12 millions de dollars, c'est énorme pour nous, mais pour un gouvernement, ce n'est rien. Et il sait que cet argent va disparaître dans le gaspillage total de nos gouvernements. Ce n'est pas pour rien qu'il y a des protestations partout : nos gouvernements gaspillent notre argent. On n'a pas fini à Montréal de payer la dette olympique qui date de 1976 et qui a endetté le pays, la province et la ville pour le siècle à venir ! Donc pourquoi donner cet argent au gouvernement ? Il sait qu'ils en feront un mauvais usage. Donc pourquoi ne pas le garder pour lui et en disposer en aidant les autres : en achetant UN appartement à UN sans-abri qu'il connaît. Pour moi, c'est comme ça qu'il faudrait agir. C'est la morale de l'histoire.

Il y a dans le film une sous-intrigue très violente, qui culmine avec une scène de torture et qui emmène le film vers le thriller. Dès lors comment définiriez-vous ce long métrage ?

On m'a demandé dans le cadre d'un débat post-projection si mon film était un thriller ou une comédie satirique. Et finalement, c'est une question très française. En France, il y a des catégories depuis le XVIIe siècle : on ne peut pas faire de blague chez Racine, il ne peut pas y avoir de mort chez Molière... C'est très différent dans la tradition britannique. Dans Hamlet, il y a des blagues, parfois même de mauvais goût. Au Québec, nous sommes nourris des deux cultures. Et nous avons donc plus de facilité à mélanger les genres. Mon film est donc un thriller, une comédie dramatique, une satire... C'est tout ça, c'est la vie telle qu'elle est. Complexe et multiforme.

La Chute de l’Empire américain, en salles cette semaine