"Challengers", "Pauvres créatures"... comment le sexe fait son retour dans les films hollywoodiens

Assis sur un lit, Patrick (Josh O'Connor) et Art (Mike Faist) embrassent à pleine bouche et à tour de rôle Tashi (Zendaya) avant de poursuivre juste tous les deux sous le regard amusé de la jeune femme. Cette scène, tirée de Challengers, en salles ce mercredi 26 avril, a grandement contribué à l'engouement qui existe depuis près d'un an autour de ce film signé Luca Guadagnino (Call Me By Your Name). Une scène de trouple devenue virale sur les réseaux sociaux, d'autant plus que le sexe a complètement disparu ces dernières années des films hollywoodiens.

Omniprésent dans les années 1980 et 1990 grâce à des cinéastes comme Adrian Lyne (9 Semaines ½), Paul Verhoeven (Basic Instinct) ou Jane Campion (La Leçon de piano), le sexe a commencé à déserter le grand écran au moment où #MeToo bouleversait la société dans les années 2010. Selon Playboy, les films américains de cette décennie contiennent aussi peu de sexe que ceux sortis dans les années 1960 - et deux fois moins que ceux des années 1990, durant l'âge d'or du thriller érotique.

"L'onde de choc (de #MeToo) s'est ressentie directement dans l'industrie, avec un rejet de l'objectification des femmes dans les films hollywoodiens", confirme Morgan Bizet, animateur du podcast Arrêt Caméra. "Or, on ne peut nier que le sexe dans les films grand public américains se réduisait bien trop souvent au seul dévoilement du corps féminin." D'Euphoria à Normal People, en passant par Sense8, les séries ont alors temporairement pris le relais en proposant des scènes de sexe davantage inclusives.

Le triomphe des films de super-héros au box-office a également fortement contribué à "éluder le sexe et toute forme de désir" à Hollywood, poursuit le critique. Dans les productions Marvel et DC, Iron Man, Spider-Man et Wonder Woman sont des "personnages beaux, sublimes, quasi-divins, semblables à des statues grecques, mais dénués de toute forme de sexualité et de désir. Un paradoxe." Une brève scène de baiser dans The Eternals (2021) avait ainsi été saluée comme un geste punk.

Le sexe inutile?

Le Washington Post a estimé que cette disparition du sexe au cinéma rendait "les films moins désirables" tandis que The Guardian a qualifié la propension de Hollywood à se détourner du sexe de "négation des désirs humains". Selon une étude publiée en 2023 par l'Université de Californie, la "Gen Z", la nouvelle génération de spectateurs et de spectatrices née entre 1997 et 2010, jugerait le sexe "inutile" à l'intrigue, et souhaiterait voir davantage d'amitiés et de relations platoniques dans les films.

"J'ai entendu à plusieurs reprises ces débats", assure auprès de BFMTV Josh O'Connor, une des trois stars de Challengers. "Mais je ne crois pas qu'il y ait si peu de sexe dans les films hollywoodiens. Ce n'est pas quelque chose que nous avons perdu."

Les faits sont pourtant là: Netflix a recréé grâce aux effets spéciaux des baisers dans ses comédies You People avec Jonah Hill et Noël tombe à pic avec Lindsay Lohan. Une preuve du manque d'audace de Hollywood: "Le problème est que nous avons tendance à souvent prendre le public de haut", reconnaît toutefois Josh O'Connor. Car l'objectif est avant tout de produire des spectacles consensuels pour toucher le public le plus large - les enfants mais aussi les marchés internationaux (Chine, Inde).

"Sachant que (la "Gen Z") constitue les spectateurs de demain, côté Hollywood, on tente de coller à leurs aspirations", détaille Julie Escamez, animatrice d'Arrêt Caméra. "Le succès récent de Past Lives, un des premiers films du genre, montre déjà ce vers quoi une partie du cinéma va se diriger. En parallèle, c'est tout un mouvement culturel qui émerge: rien qu’à Sundance, en 2023, c'est le film Slow de la réalisatrice lituanienne Marija Kavtaradze, qui parle d’asexualité, qui a gagné le prix de la mise en scène."

Alors que les jeunes font de moins en moins l'amour, Morgan Bizet note également "un rejet total" voire "un dégoût généralisé" pour sa simple représentation visuelle. "Les spectateurs ont peur du sexe à l'écran car c'est quelque chose qu'ils ont commencé à dénigrer dans leur vie. C'est comme le retour du refoulé. Ils n'ont pas envie de s'y confronter, c'est presque traumatique pour eux. Et les spectateurs s'imaginent que toutes ces scènes sont imposées aux acteurs, sans leur consentement."

"Une certaine fraîcheur"

Dans un contexte où les studios s'accrochent encore aux suites et aux reboots, et où les films de super-héros séduisent de moins en moins, Hollywood tente malgré tout de se réinventer. Des œuvres comme Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos, qui a valu à Emma Stone le deuxième Oscar de sa carrière, Challengers ou encore Hit Man de Richard Linklater, en salles dans le courant de l'année, apportent "une certaine fraîcheur", salue Julie Escamez.

"Pauvres Créatures (met en scène) la liberté totale de la femme dans ses pratiques sexuelles, Challengers (suit) un trouple (et dans) Hit Man, l'homme alpha devient un type sexy, drôle et protecteur à la fois, loin de toute toxicité", énumère Julie Escamez. Sorti en décembre sur Prime Video, Saltburn montrait aussi un acte sexuel pendant les règles - et a inspiré un challenge Tik Tok "où les jeunes se filmaient avec leurs parents devant le film, pour enregistrer leurs réactions", ajoute Morgan Bizet.

Si ces représentations cinématographiques sexuelles, souvent très ludiques, n'ont "rien de totalement neuf", elles témoignent de la volonté de cinéastes et de stars "de faire du sexe une dynamique qui se veut positive", explique Julie Escamez. "A l'heure où (le sexe) est sans cesse décrié, des cinéastes qui veulent par leur vision montrer des choses différentes ont une carte à jouer pour susciter la curiosité des spectateurs, et finalement le désir de cinéma."

Hypocrisie

Dans la lignée de ce qui avait fait le succès de Magic Mike en 2012, Warner Bros. a ainsi axé la promotion de Dune 2 non pas sur les qualités du film de Denis Villeneuve mais sur la beauté d'un casting ultra-glamour (réunissant Timothée Chalamet, Zendaya, Florence Pugh et Austin Butler). Une érotisation des corps des stars qui rappelle la manière dont Swann Arlaud est devenu un sex-symbol sur X et TikTok après la sortie d'Anatomie d'une chute - avec des tweets disséquant même sa manière d'embrasser.

Un emballement dont Morgan Bizet dénonce l'hypocrisie: "Toutes ces personnes qui fantasment à longueur de journée sur les stars, mais qui s'émeuvent qu'elles puissent jouer une scène de sexe dans un film, ne se rendent pas compte qu'elles les objectifient davantage que ne le font ces films. On est dans une époque où le désir s’est dilué dans l'idolâtrie de masse, partout, tout le temps, à cause des réseaux sociaux." La promotion de Challengers témoigne de ce phénomène.

À les lire, les critiques anglo-saxons n'ont jamais été autant excités par un film dont ils ont raconté chaque détail du fameux plan à trois. Selon IGN, Challengers est le film "le plus sexy" de Hollywood. Une expression utilisée des dizaines de fois par les journalistes du monde entier - y compris en France. Seul Indiewire reconnaît que ce film "ridiculement sexy" est "surprenamment chaste". "Je crois que les gens sont juste très curieux", s'est amusée sur BFMTV Zendaya. "Ils veulent toujours en voir plus."

Sexualisation des seins

Mais cela va au-delà de la curiosité. Sorti fin janvier, la comédie romantique Tout sauf toi a aussi rencontré un large succès grâce au sex-appeal de ses stars Glenn Powell et Sydney Sweeney. Mais tout en contribuant à renouveler un genre devenu puritain depuis sa mainmise par Netflix au cours des années 2010, Tout sauf toi a aussi servi de catalyseur à un débat lancé par la droite américaine qui accusait l'ample poitrine de Sydney Sweeney d'être responsable de "la mort du mouvement woke".

Depuis qu'elle a déclaré n'avoir "aucun problème avec les scènes (de sexe)" et vouloir continuer de "les tourner", la révélation d'Euphoria "cristallise toutes les tensions sur le sexe au cinéma", décrypte Morgan Bizet. "Il y a une sorte de régression qui s'opère dans la façon dont on voit le sexe à l'écran: bien souvent, les premières concernées sont les femmes, et à travers elles, on rejoue le spectacle antédiluvien de la maman et de la putain", déplore Julie Escamez.

"Un homme peut courir torse nu dans la rue, une femme non: la poitrine est toujours sexualisée à outrance, symbole de ce qui doit rester cacher coûte que coûte", poursuit la spécialiste. "Même en ne montrant qu'un bout (de son sein), même en ayant été productrice du film, cela ne suffit pas: à travers l'effacement du sexe à l'écran, on cherche encore et toujours à effacer une femme chosifiée non pas par le regard de la caméra mais d'abord par le nôtre, celui du spectateur."

Article original publié sur BFMTV.com