"C'est mon coup de boule de Zidane!": "Sa Majesté Minor", le flop magnifique de Jean-Jacques Annaud

Comédie libidineuse inspirée par la mythologie grecque et oubliée de tous, Sa Majesté Minor de Jean-Jacques Annaud a été rejeté en bloc à sa sortie en 2007. Ce flop monumental, qui n'a récolté que 138.270 entrées malgré un budget de 26 millions d'euros, est sa plus grande prise de risque. "C'est mon coup de boule de Zidane", résume-t-il.

"Zidane a voulu montrer qu'il était comme tout le monde, que sa mère était plus importante que d'être champion du monde. À un moment, on a besoin de normalité. Je suis honoré depuis des décennies à l'étranger. J'avais le sentiment d'être sur une autre planète, hors des réalités. En faisant Minor, peut-être qu'au fond de moi je cherchais l'échec", analyse-t-il.

Tout commence en décembre 2004. Annaud reçoit une lettre de son complice Gérard Brach, avec qui il a notamment écrit L'Ours. Ce texte, Le Grand Pan, raconte les mésaventures au XVIIème siècle avant notre ère d'un être mi-homme mi-cochon soudainement doté d'un sens incroyable de l'éloquence. Sacré roi, il crée le chaos sur son île.

"Un texte déconcertant et chaotique"

Titulaire d'un certificat de grec à la Sorbonne, Annaud se prend "instantanément" de passion pour ce "texte déconcertant et chaotique" qui lui offre la possibilité de tourner sa première comédie depuis Coup de tête (1979). Après plusieurs succès (Sept ans au Tibet, Stalingrad, Deux frères), il souhaite "se mettre dans une situation de peur et de danger".

"Pour faire mon métier, il faut être un peu déjanté. J'ai senti que je prenais un risque majeur par un style de comédie qui allait repousser beaucoup de gens. Mais il fallait voir jusqu'où je pouvais aller. Pour inventer quelque chose qui n'existe pas, il faut transgresser les règles. Si on n'innove pas, c'est qu'on n'est pas un créateur, mais un copieur."

"S'il ne pouvait pas, à ce niveau de carrière, faire ce type de cinéma-là, c'était un peu dommage", concède son producteur Xavier Castano.

L'écriture se déroule dans le plus grand secret. "Je fais gaffe à mes scénarios", précise Annaud. "Je m'en suis déjà fait piquer. Notamment Amistad." "Il n'était pas question d'envoyer les scènes par mail", se souvient le scénariste Sandro Agenor, qui a travaillé sur le script. "Un coursier venait les chercher le soir sur une clef USB."

Avec ce scénario, Annaud veut honorer Gérard Brach qui se meurt d'un cancer et qu'il considère comme son père spirituel. "Jean-Jacques Annaud avait toujours des demandes extrêmement précises, notamment sur les dialogues", indique Sandro Agénor. "Il voulait que je trouve des termes qui ne faisaient ni grecs ni antiques ni anciens. L'idée était de trouver un nouveau langage."

Fornication et sodomie

Avec ce nouveau projet, Annaud peut enfin être lui-même: "Quand je fais des films, je fais des films pour les autres et je tempère mon côté baroque que je peux avoir dans ma vie sociale." "Le grand public ne le connaît pas dans cette intimité-là", renchérit Xavier Castano. "Il a un côté rabelaisien qui colle bien avec la thématique du film."

Habitué à s'appuyer sur le travail d'universitaires renommés pour ses fictions historiques, Annaud souhaite avec ce projet montrer l'Antiquité et la mythologie dans toute sa brutalité et son érotisme. Sans rien édulcorer. "Le christianisme a voulu masquer cette violence", dénonce-t-il. "Les dieux grecs sont des humains en pire."

Avec ses multiples références à la fornication et à la sodomie, le scénario adopte un ton singulier. Le personnage du satyre, qui va initier Minor aux plaisirs de chair et lui transmettre le goût de l'éloquence, les amuse beaucoup. "La réplique sur la sodomie nous faisait marrer comme des gosses", note Sandro Agénor.

"Les grands films que les gens aiment sont fondés sur des sentiments complètement animaux: le désir sexuel, la revanche...", commente de son côté Jean-Jacques Annaud. "Un film sans sexualité, sans peur et sans bagarre passe à côté des grands sentiments qui animent les tréfonds de la personnalité humaine."

Confiance en Annaud

L'immense succès de Deux frères en salles et en DVD tout comme la capacité d'Annaud à transformer des sujets hors normes en succès rassurent les financiers. "Ça les intéressait qu'il aille dans une comédie très particulière", précise Xavier Castano. "Sans cette confiance dans son travail, je n'aurais pas réussi à le financer."

"La singularité de ce métier, c'est que ce sont souvent les films les plus inattendus qui font les plus gros succès", complète Annaud. "La prise de risque est connue des gens de cinéma, mais ils ne peuvent pas prendre des risques sur tous les films. Une compagnie qui produit des dizaines de films par an peut faire un film différent par an."

Doté d'un budget de 26 millions d'euros, le projet est notamment soutenu par Pathé et StudioCanal, qui demande de changer le titre Le Grand Pan en Sa Majesté Minor. Le casting qui mêle stars (José Garcia, Vincent Cassel), jeunes pousses (Mélanie Bernier) et anciennes gloires (Claude Brasseur, Rufus, Jean-Luc Bideau) séduit aussi.

Étuis péniens belges

L'équipe consacre un an à la préparation des décors et des costumes, tous les deux conçus avec des matériaux anciens. Le chef costumier Pierre-Yves Gayraud part en Roumanie, où le chanvre et le lin sont tissés à la main. L'équipe de maquillage applique des techniques pratiquées dans les Comores, à base de jaune d'œuf ou de beurre.

Dans un souci de réalisme, Annaud souhaite par ailleurs dénuder son casting. "Comme Pathé produisait, on s'est heurté à des problèmes de nudité évidents", souligne le costumier. "J'ai donc proposé des étuis péniens. On s'est tourné vers le seul spécialiste des étuis péniens de cette époque-là qui était belge."

Pierre-Yves Gayraud a l'idée de mettre des têtes d'animaux au bout des fameux étuis pour qu'ils soient moins phalliques et plus poétiques: "On a fait des essais très vite avec ces étuis péniens, parce que Jean-Jacques Annaud voulait voir si ça marchait ou pas. Il n'y a que Claude Brasseur qui n'a pas voulu en porter."

Impressionné par Le Pharaon, film polonais de 1966 "assez radical qui maquille les acteurs polonais en égyptiens", le réalisateur aurait souhaité maquiller ses comédiens "avec de la boue, de la terre, de la cendre" pour que "le public oublie qui ils étaient", selon le costumier. L'idée est rejetée. "Le film y aurait gagné même si aujourd'hui ça me gêne moins qu'à l'époque."

75 mètres cubes de fromage

Quelques jours avant le début du tournage, Jean-Jacques Annaud se rend au chevet de Gérard Brach. "Je lui ai dit de ne pas s'inquiéter, parce qu'on allait faire le film. Il était dans son lit. Je suis sorti de la pièce. Je l'ai regardé une dernière fois. Je savais qu’il n'allait pas survivre. Il m'a fait un petit signe de la main qui me disait non pas au revoir mais adieu."

Le 9 septembre 2006, quatre jours après le début du tournage, Gérard Brach meurt à l'âge de 79 ans. Annaud reçoit sur son portable un bref SMS de l'épouse du scénariste: "Gérard!..." "Ça a marqué tout le monde, mais ça nous a donné de l'énergie", précise le premier-assistant Alain Olivieri. "Pour sa mémoire, il fallait encore plus réussir le film."

Initialement prévu en 15 semaines, puis réduit à 13 par manque d'argent, le tournage se déroule sur la côte espagnole, près d'Alicante. Annaud dirige d'une main de fer le plateau: "Il sait donner des impulsions. Ça aide toute l'équipe", se souvient Dominique Cheminal, réalisateur du making-of. "C'était un tournage très baroque, pas sage du tout."

Une piscine de lait utilisée pour une séquence aquatique révèle les déficiences du studio d'Alicante. "Lorsqu'on a voulu évacuer ce lait, on s'est aperçu qu'il n'y avait même pas d'égout", raconte Annaud. "Ils ont pris des pompes et ils ont foutu ça en contrebas du studio. On a donc créé un immense fromage, soit 75 mètres cubes de fromage. Ça puait. La honte."

"En plus de ça, ce studio était bidon", dénonce-t-il. "Il n'y avait pas suffisamment d’électricité à Alicante pour que le studio fonctionne. On a été obligé de faire venir des groupes électrogènes de Paris. Et comme il n'y avait pas d'équipes techniques à Alicante, il a fallu les faire venir de Madrid et les payer en défraiement. C'était une folie absolue."

Fessier photogénique

Sur le plateau, il faut aussi composer avec les animaux. Pour une scène représentant l'appétit sexuel du centaure, il faut patienter pendant des heures avant de pouvoir filmer un vrai rapport entre un étalon et une jument. "Même si on peut provoquer les chaleurs d'une femelle, on n'arrive pas forcément à provoquer la forme du garçon", précise Alain Olivieri.

Tourner avec les cochons de Minor se révèle aussi dangereux. "José s'est pris des coups. Il s'est fait balancer un peu à droite à gauche", se souvient encore Alain Olivieri. "C'est très dangereux, les porcs", renchérit Jean-Jacques Annaud. "Ils mordent très fort et sont très lourds." "José n'a pas lésiné. Il n'avait pas la trouille", précise Dominique Cheminal.

L'acteur s'entraîne de longs mois pour une scène le montrant nu au milieu des cochons. "Il voulait arriver avec un fessier très photogénique", révèle Xavier Castano. "On parlait souvent de la scène et il nous demandait de ne pas la tourner tout de suite parce qu'il n'était pas encore prêt." "C'est un vrai homme de spectacle", salue Annaud. "Un saltimbanque."

Ne pas agresser le public

Tout au long du tournage, Jean-Jacques Annaud tire le film vers la comédie bouffonne à l'italienne. Une dimension absente du scénario. "Des scènes commençaient en comédie et se terminaient en drame", se souvient Dominique Cheminal. "Je me disais que ce serait compliqué à tenir au tournage", ajoute la monteuse Noëlle Boisson.

Lors de la post-production, celle-ci s'efforce de gommer ces changements de tons "assez lourds": "Le spectateur s'amuse puis on lui assène quelque chose pour lequel il n'est pas venu: un drame. Pour ne pas agresser le public, on s'est donc dit avec Jean-Jacques qu'il fallait rester dans une ligne comique."

"On a raccourci et accéléré la deuxième partie, qui était davantage dramatique", poursuit Noëlle Boisson. "On ne voulait pas que le film dure trop longtemps." Le produit final, qui déploie toute sa dimension comique grâce à la musique de Javier Navarrete, inspirée par la sardane catalane, correspond à la vision originelle d'Annaud.

"Une mauvaise blague scato"

Mais à l'approche de la sortie, la production doute. "Il a eu des interrogations", reconnaît Pierre-Yves Gayraud. "On a été conviés à une projection [privée] après le montage. C'était très étonnant de la part de Jean-Jacques."

La première projection presse confirme ses doutes. Sur les conseils de son producteur, Annaud décide de se rendre à la suivante. "Le dossier de presse ne donnait pas toutes les clefs pour comprendre le film", détaille Xavier Castano. "Je disais à l'attaché de presse qu'on risquait d'aller dans le mur à chaque projection de presse."

Mais l'idée d'envoyer Jean-Jacques Annaud faire le service après-vente de son film s'est révélée être un désastre: "Les journalistes ont détesté. Ils ont eu l'impression qu'on leur forçait la main. On ne l'a fait qu'une fois." "Je pensais que j'avais le droit, comme chez Pivot, de dire à mes amis journalistes que c'était un film différent", explique Annaud, qui ne voit pas le problème. "C'est mon film! J'ai bien le droit de venir!"

"Nous étions sortis de la projection très déçus", se souvient le critique Fabrice Leclerc, qui travaillait alors à Studio. "Annaud avait envie de savoir pourquoi on n'aimait pas. On en a fait un papier: 'Annaud sur le grill'. C'est tellement rare dans ce métier de voir des metteurs en scène dont on n'aime pas le film qui acceptent d'en parler."

À l’exception du JDD (qui salue la "virtuosité des dialogues") et de 20 Minutes (emballé par "l'humour salace"), les critiques sont assassines. TéléCinéObs le qualifie de "douloureux nanar graveleux", Positif de "navrant" et Première y voit une "mauvaise blague scato". Pour Libération, c'est "un déluge de vacuité triviale qui ne laisse aucun espoir de rémission".

"Un râteau dans la gueule"

Xavier Castano reste "très déçu" par ces critiques. "Le film n'est pas vulgaire", défend-il. "J'ai trouvé dommage qu'on ne le reconnaisse pas pour ce qu'il est." "J'en veux à la presse d'avoir manqué ce film", tempête Alain Olivieri. "Ils n'ont pas compris qu'un metteur en scène pouvait faire ce qu'il voulait: des films très sérieux puis des films rigolos et bizarres."

"C'est malheureux, parce que la création vient de la liberté et de la diversité de l'œuvre", réagit Jean-Jacques Annaud. "Clairement, je suis allé trop loin." Le film, dans la lignée du cinéma italien des années 1970, est en décalage avec son temps. "Ce film a un peu de néolithique en lui", admet-il. "J'avais envie de faire un film en dehors de toute mode."

Plus badin, le réalisateur ajoute: "C'était une explosion de bonheur pour tous les gens qui attendaient que je me plante. Je suis content de leur avoir fait plaisir." Il est cependant "chagriné" pour les investisseurs: "Ils se sont pris un râteau dans la gueule." "Au départ, je pensais que le film ferait un million d'entrées", soupire Xavier Castano.

En réalisant Sa Majesté Minor en français, alors que le rayonnement international du cinéma français a diminué depuis les années 1960, Annaud savait que son film "ne parlerait qu'à 5% des spectateurs" de ses précédents films: "Ça fait des résultats misérables pour un film cher. Mais j'ai toujours pensé qu'il fallait risquer le désastre."

"Ça a été un drame"

Xavier Castano a cherché à comprendre l'échec de Sa Majesté Minor. "On a fait des enquêtes avec StudioCanal. On a compris que les gens n'avaient pas été surpris dans le bon sens. Après Deux frères, ils pensaient que Jean-Jacques revenait à un cinéma familial. Peut-être que si le film avait été fait après Stalingrad, l'impact aurait été plus positif."

Selon lui, la décision du CNC de ne pas interdire aux moins de 12 ans Minor a brouillé son image auprès du public, estime aussi Xavier Castano. "Quand le CNC m'a appelé, je me suis dit qu'on était mort. Ça a été un drame. Ça me reste toujours au travers de la gorge. Si on avait été interdit aux moins de douze ans, le succès du film aurait été bien supérieur."

Pour donner le ton, il avait insisté pour inclure dans la bande-annonce le dialogue: "- Tu viens pour ta sodomie? - Non, pour un conseil. - L'un n'empêche pas l'autre." "Plein de copains producteurs m'avaient dit que j'étais fou de l'avoir mise. Mais si je ne l'avais pas fait, on aurait trahi le public! Les gens seraient sortis en se disant: 'C'est quoi cette honte?'."

"Le film se bonifie"

Personne ne renie Minor. "Tout le monde était content d’être dans ce film. Même si le film n'a pas marché, on a fait un truc de dingo, un film de fou furieux!", se félicite seize ans après Alain Olivieri. "J'avais l'impression de produire La Grande bouffe de Marco Ferreri, tellement c'était atypique", complète Xavier Castano.

"A chacun de mes films, je me disais qu'ils allaient finir au cabinet de curiosité. Y compris La Guerre du feu, Le Nom de la rose et L'Ours qui pour moi étaient des films insortables", assure Jean-Jacques Annaud. "Là, j'ai pensé aussi que ce serait un film insortable. Et effectivement, Sa Majesté Minor a atterri au cabinet des curiosités."

Sa Majesté Minor peut-il devenir culte? "Le film se bonifie", estime Pierre-Yves Gayraud. "Le public, un jour, le redécouvrira et le réhabilitera", prédit Noëlle Boisson. Un processus déjà en marche, selon Annaud: "Je rencontre une fois par mois quelqu'un qui m'arrête dans la rue pour me dire que leur film préféré est Minor. Je leur réponds que ce sont des originaux."

Article original publié sur BFMTV.com