"Le Boulet": l'histoire secrète de la comédie culte avec Gérard Lanvin et Benoît Poelvoorde

Benoît Poelvoorde et Gérard Lanvin dans
Benoît Poelvoorde et Gérard Lanvin dans

Il y a une histoire officielle et une histoire officieuse du Boulet. Officiellement, c'est un immense succès populaire porté par un truculent trio d’acteurs et un ambitieux producteur animé par l'envie de surprendre. Officieusement, c’est aussi une production complexe et un tournage sans fin, que son réalisateur a choisi de quitter au bout de quelques semaines, fatigué par les exigences de son producteur.

Tout commence à la fin des années 1990. Thomas Langmann, fils de Claude Berri, l'un des derniers nababs du 7e Art, a tenté sans grand succès une carrière d’acteur avant de créer sa propre société, La Petite Reine. Un soir, en regardant le Paris-Dakar, il a une épiphanie. Il se met à rêver d'une comédie d'action vaudevillesque qui consisterait en une course-poursuite entre un maton et trois frères déjantés.

Le jeune producteur fait appel pour le scénario à Dominique Mezerette, le co-auteur de La Classe Américaine, mais juge le résultat insuffisant. Le duo Matt Alexander, qui travaille avec Langmann sur son projet Fantômas, entre alors dans la danse. "Confie-nous ton scénario anémique et on le requinque", lance au producteur le facétieux duo. Il y injecte un humour potache inspiré des frères Farrelly (Dumb et Dumber) et des ZAZ (Y a-t-il un pilote dans l'avion?).

Au fil des réécritures, l'histoire se resserre. Les trois frères déjantés se fondent en un seul personnage, Moltès, qui fait équipe avec son surveillant pénitentiaire, Reggio, pour récupérer un billet de loto gagnant dérobé par Pauline, la femme de ce dernier. Ils s’envolent pour Bamako pour mettre la main sur le précieux ticket, mais ils sont pourchassés par un tueur sociopathe, "Le Turc", qui souhaite venger son frère tué par Moltès…

"Le duo fonctionne super bien"

Avec Le Boulet, Thomas Langmann rêve d'un film spectaculaire. Soutenu par Francis Boespflug, directeur de Warner Bros France, il réunit un budget de presque 27 millions d’euros. Lettre d'amour aux comédies de tandem des années 1980 (Les Compères, Les Spécialistes), Le Boulet est surtout le pur produit de son époque, où le cinéma français dépense sans compter pour rivaliser avec Hollywood, entre les 32 millions du Pacte des loups et les 50,3 millions d'euros de Mission Cléopâtre.

Pour incarner Moltès un seul comédien est envisagé: Gérard Lanvin. Après une décennie loin des comédies populaires, l'acteur veut revenir à ses premières amours. Pour le rôle de Reggio, on pense à Patrick Timsit. "J'aime le mec. Il me fait hurler de rire sur scène. Mais c'était tellement convenu", se souvient Gérard Lanvin. Il suggère le nom de Benoît Poelvoorde, découvert dans C'est arrivé près de chez vous: "Notre couple était tellement atypique à l'écran qu'il a fonctionné." "Il a eu raison", note Frédéric Forestier. "Le duo fonctionne super bien."

Benoît Poelvoorde conserve une grande tendresse pour le lâche Reggio, qu'il joue à la perfection. Sa coiffure, en forme de "balais de chiotte" selon lui, lui confère une silhouette burlesque mémorable. Face à lui, "Le Turc", baptisé ainsi en référence à un personnage du Parrain, est incarné par un José Garcia "complètement nerveux, à cran, prêt à bouffer tout le monde", décrit Frédéric Forestier. Semblable à celle de Taz des Looney Tunes, sa puissance comique est telle qu'il transforme le duo de base en trio.

"Températures extrêmes"

Si réunir le casting - où figurent aussi Rossy de Palma, Djimon Hounsou, Omar Sy, Jamel Debbouze, Nicolas Anelka et Gary Tiplady (la doublure de Requin dans L'Espion qui m'aimait) - est assez facile, réaliser Le Boulet se révèle beaucoup plus complexe que prévu. À l’origine, c’est Frédéric Forestier que Thomas Langmann contacte pour la mise en scène. Les deux hommes s'étaient croisés "à plusieurs reprises" quelques années auparavant chez Renn Productions, la société de production de Claude Berri.

La trentaine passée, Forestier a bien roulé sa bosse. Il a même réalisé un premier film aux États-Unis, un thriller avec Dolph Lundgren (vu dans Rocky IV) et Roy Scheider (héros des Dents de la mer). Mais plongé dans la préparation d'un autre projet, il ne peut accepter Le Boulet. Thomas Langmann se tourne alors vers Alain Berberian, réalisateur de La Cité de la peur (1994 ), la comédie culte des Nuls, et ​​​​Six-Pack (2000), un polar boudé par la critique.

Le tournage du Boulet doit se dérouler durant l'hiver 2000 au Maroc pour éviter les grosses chaleurs et les lumières trop dures. Mais la pré-production s'éternise et le tournage débute seulement le 15 mai 2001, dans un cadre somptueux, les dunes de Merzouga: "C'est une région connue pour sa beauté, la couleur du sable, qui est très particulière, très dorée, à la couleur abricot", note le directeur de la photographie Jean-Pierre Sauvaire.

Mais les températures extrêmes ne facilitent pas toujours la tâche des équipes, poursuit le chef opérateur: "On ne pouvait pas être exigeant et demander de tourner à certaines heures et pas à d'autres. Ça aurait coûté trop cher. Il fallait trouver des combines pour tourner quoi qu’il en soit. Dans ces cas-là, on ne faisait pas exactement ce que l'on voulait."

"Alain Berberian était écartelé"

Les prises de vue vont durer un peu plus de cinquante jours. Cinquante jours pendant lesquels Alain Berberian, malgré son expérience, va se heurter aux exigences de Thomas Langmann. "C’était compliqué", acquiesce Jean-Pierre Sauvaire. "Il n'avait pas forcément le même point de vue sur la réalisation que Thomas Langmann et certains acteurs, quand ils sentent qu'il y a une faiblesse quelque part, remettent en question comment tourner la scène et les dialogues."

"[Alain] était écartelé", résume Frédéric Forestier. "Les comédiens avaient une certaine idée de leur personnage. Thomas en avait une aussi. Berberian en avait certainement une, mais il essayait déjà de mettre d'accord le producteur et les comédiens."

Thomas Langmann bouleverse aussi fréquemment le plan de travail, note Jean-Pierre Sauvaire: "On était seul pendant les quatre premières semaines, puis Thomas Langmann nous a rejoints. C'est là que les choses ont commencé à être un petit peu désordonnées, on va dire. Il n'était pas tout le temps satisfait. On avait des décors prêts à être tournés, les acteurs étaient convoqués et la veille au soir il supprimait tout. Il disait: 'On le fera différemment à Paris'. Ça a coûté une fortune. Mais il pouvait se le permettre."

"Des manières de cochon"

Alain Berberian s'accroche malgré tout. "Alain avait des convictions, un vrai talent. Et on ne dit pas à un réalisateur comment il doit faire son film et comment il doit mettre sa caméra! Avec Alain, on ne voulait lâcher sur rien", poursuit le chef opérateur. Mais un jour, le réalisateur craque. "Il n'a pas été débarqué, il a souhaité partir", précise le technicien. "S'il avait été débarqué, toute l’équipe technique serait partie aussi. On ne l'aurait pas admis."

La pression de réaliser une superproduction n'a rien à voir avec son départ, insiste Jean-Pierre Sauvaire: "Il a préféré quitter le plateau, parce qu'il sentait bien que d'autres voulaient prendre sa place. Il a trouvé un accord. Une annonce a été faite sur le plateau par Berberian, en notre présence."

Pour le remplacer, Thomas Langmann rappelle donc Frédéric Forestier, désormais disponible. "Ça a été très, très pénible pour Alain", se souvient Benoît Poelvoorde. "J'ai eu de la peine pour lui, parce que franchement je l'adorais. C'était très amusant de tourner pour lui [...] C'était un peu dur pour un réalisateur de se faire évincer de son propre film. Je trouve que ce sont des manières de cochon. Dès qu'il y a de l’argent dans les films, c'est terrible, les gens se comportent comme des mal élevés. Tout ce que j'ai fait avec Thomas Langmann a été compliqué!"

"'Le Boulet' est bien le film d’Alain Berberian"

Le générique porte encore la trace de cet incident. "C'est marqué, 'Un film d'Alain Berberian, réalisé par Alain Berberian et Frédéric Forestier.' Au départ, il y avait marqué 'Un film d'Alain Berberian réalisé par Frédéric Forestier', ce qui aurait été encore plus absurde." Frédéric Forestier tient à saluer le travail de son confrère, mort en 2017. "Berberian a tourné beaucoup de choses qui étaient drôles aussi. Il a fait tout ce qui se passe en extérieur dans le désert, au Maroc. Il a aussi tourné une partie de la poursuite qui se passe dans le souk, le rallye, etc. Il avait très bien compris l'esprit cartoon du film."

C'est Alain Berberian qui filme la scène où "Le Turc" fait des pompes sans les mains, ainsi que le gag de la mobylette stoppée par un câble tendu entre deux arbres. "Il tenait vraiment à ce gag, et que le motard soit renvoyé en arrière, comme dans une BD", raconte Christian Guillon, le responsable des effets spéciaux. "Pour les pompes, José Garcia avait un harnais qu’on a effacé numériquement."

"Le Boulet est bien le film d’Alain Berberian. C'est lui qui lui a donné son ADN. Ce n'est ni le film de Thomas Langmann, ni celui de Frédéric Forestier", insiste Jean-Pierre Sauvaire. "Les images sont très composées, pas du tout bâclées, comme on peut le voir malheureusement en comédie. On voulait faire une comédie de qualité, filmée comme un western à la Sergio Leone, en scope, avec des cadrages en gros plans, des lumières très élaborées."

Si Alain Berberian lâche les rênes du plateau, il reste très impliqué dans le montage. "C'est lui qui avait le contrôle", assure le monteur Philippe Bourgueil. "Alain a été présent jusqu'au bout. Fred a monté ses parties. Ça s'est passé en bonne entente." Avec, non loin, Thomas Langmann: "À certains moments, il nous laissait du champ. À d’autres, il avait des idées assez précises en tête. Il était très impliqué. Le montage a été colossal. Il a duré huit mois."

Retourner certaines scènes

Sur le tournage, Frédéric Forestier se cale sur le style d'Alain Berberian pour "rendre cohérent" l'ensemble - bien que l'on sente sa patte dans les séquences d'action. Le remplacement de Berberian par Forestier s'accompagne de quelques changements de scénario: "On a réécrit des choses qui ne fonctionnaient pas très bien", explique Forestier. "J'ai aussi retourné certaines scènes qu'Alain avait tournées parce qu'elles ne marchaient pas ou qu'elles n'étaient pas assez drôles."

"Ce n'était pas refaire ce qui avait été fait", précise Philippe Bourgueil, avant de préciser: "Quelques scènes ont été ajoutées - ce qui est un luxe assez inouï que s'était offert Thomas Langmann après avoir visionné le premier montage. Je me souviens avoir participé à des réunions avec des scénaristes où on a regardé le film ensemble pour affiner les scènes."

Parmi les scènes ajoutées figurent le combat final dans l'ascenseur et une apparition de Jamel Debbouze en maton marocain. "Benoît, José et Jamel ensemble, c'était assez incroyable. Il aurait fallu une caméra pour immortaliser tout ça. Lanvin avait un peu plus de mal à suivre. Il n'avait pas du tout leur sens de la répartie", se souvient Vincent Matthias, chef opérateur engagé spécialement pour ces scènes supplémentaires.

Lors de ce tournage additionnel, quelques plans de la séquence où Gérard Darmon se fait dévorer la main par des piranhas sont également retournés sous la supervision de Vincent Matthias: "Je devais refaire des plans qui seraient montés au sein d'une séquence déjà tournée. J'ai un peu calqué le style de Jean-Pierre Sauvaire. J'ai rencontré pas mal de difficultés, car son travail est particulier. Il travaillait à l'ancienne, avec des projecteurs qui font des ombres très nettes."

"Le plaisir d'entendre les conneries de Benoît"

Affinée au fil des nombreuses réécritures, l'histoire imaginée par Thomas Langmann reste bien trop longue et aurait pu durer 3 heures. Mais preuve de son sens du spectacle, certaines idées en apparence saugrenues s'insèrent parfaitement dans la narration, comme la sous-intrigue où Moltès est pourchassé par des triplés incarnés par Djimon Hounsou. Cela n'empêche pas la méthode de travail de Thomas Langmann d'être "un peu brouillonne", regrette Frédéric Forestier.

"C'était un peu le désordre", reconnaît Christian Guillon. "On prenait ce qu'il y avait de mieux et on retournait pour boucher les trous. Ce n'était pas hyper rationnel, mais enfin ça fonctionnait." Le Boulet n'a ainsi pas de fin. Un épilogue montre Reggio libérant Moltès des geôles marocaines avec des touaregs ninjas. Puis le générique se déroule alors que Reggio paie un par un ses mercenaires avec l’argent qu’il a passé le film à récupérer...

"Cette scène, ce n'est que le plaisir de voir et d'entendre toutes les conneries de Benoît, qui a tout improvisé. On s'est dit que ce n'était pas assez consistant comme scène de fin, mais que c'était vraiment trop bête que personne ne la voie jamais. C'est presque une sortie de bêtisier pendant le générique", détaille Philippe Bourgueil. "Thomas en veut toujours plus", complète Frédéric Forestier. "Mais ça fait partie de ses qualités. Les producteurs ont toujours plus tendance à nous retenir qu'à nous pousser..."

Cet enthousiasme le pousse parfois à prendre des décisions plus contestables, comme celle de grimer en Noir Moltès et Reggio pour passer incognito à la douane. "C'était très compliqué. J'avais des demandes différentes entre le producteur, le metteur en scène et les acteurs", se souvient Dominique ​​Colladant, chef maquilleur SFX.

"Il a fallu trouver un juste milieu. J'ai fait des personnages qui ressemblent vraiment à des Noirs, [mais] on ne reconnaissait pas les acteurs - et ils voulaient qu'on les reconnaisse. Comme ils se font maquiller [dans le film] par un maquilleur d'effets spéciaux un peu naze et qu'on est dans un film comique, il fallait faire un truc un peu bancal, un peu bricolé."

"Il n'y a ni condescendance, ni moquerie, ni quoi que ce soit", justifie Frédéric Forestier. "Ce n'est pas comme dans Tonnerre sous les tropiques où Robert Downey Jr va interpréter un Noir pendant tout le film. Ce sont nos personnages qui font ce choix. C'est quelque chose qui peut encore passer aujourd'hui." "On ne pourrait plus le faire", estime cependant de son côté Benoît Poelvoorde, qui avait déjà refusé à l’époque de prendre un accent africain pour jouer la scène.

"Plus de plans que dans les films des Dardenne"

Pour satisfaire sa "folie des grandeurs", Thomas Langmann rêve pour son film d'une scène où la grande roue de Paris se décroche et menace d'écraser Moltès. Une séquence qui coûte un million d'euros à concevoir et qui mêle effets visuels réels et numériques. "Aujourd'hui, on confierait 90% de l'image aux effets spéciaux", détaille Christian Guillon. "Mais à l'époque, on n'était pas prêt à faire une séquence full 3D. L'image de synthèse n'avait pas atteint le niveau de réalisme qu'elle a atteint aujourd'hui."

"C'était assez dantesque", se souvient le critique des Cahiers du Cinéma Vincent Malausa, figurant dans cette scène. "Il fallait que l’on coure dans tous les sens dans les Tuileries en imaginant que la grande roue renverse tout le monde." "C'était un véritable film dans le film", souligne Philippe Bourgueil: "Fred avait tourné beaucoup de plans. Je crois qu'on est à 180 plans pour ces quelques minutes! J'ai passé des jours et des nuits sur cette scène. Avec Benoît, on rigolait en disant qu'il y avait plus de plans dans cette scène que dans l'intégralité des films des frères Dardenne!"

Pendant la préparation, certaines idées sont jugées trop délirantes pour la scène et abandonnées. Le personnage de Djimon Hounsou devait par exemple rester coincé dans la grande roue comme un hamster et poursuivre Moltès... Vingt ans après, la séquence reste très impressionnante. Peut-être un peu trop, note Christian Guillon:

"La séquence est un peu hétérogène avec le reste du film. Dans un film d'action traditionnel, ça devrait être une séquence de fin. Mais là, elle est au début. Ça plaçait la barre trop haut..."

Un succès, mais pas de suite

Au cinéma le 10 avril 2002, Le Boulet est un immense succès. Sorti dans 800 salles une dizaine de jours avant le premier tour de l'élection présidentielle, la superproduction dépasse les deux millions d'entrées en deux semaines d'exploitation. La critique est dans l'ensemble positive, à l'exception des Inrocks: "Le Boulet est un mets lourdingue, aussi poétique qu’un cassoulet en boîte, mais il tient au corps." Si beaucoup dénoncent un scénario sans surprise, tous saluent la prestation du trio Poelvoorde-Lanvin-Garcia.

Le Boulet termine sa course à 3 millions d'entrées. Et s'exporte à l'étranger. Au Japon, l'affiche est confiée à Monkey Punch, le créateur de Lupin III. Malgré ce succès, Le Boulet n’aura pas de suite. "Je n'ai jamais compris pourquoi on n'a pas fait de suite à ce film parce qu'il y avait largement de quoi remettre les personnages dans de nouvelles situations", s'étonne encore Frédéric Forestier. "On n'avait que l'embarras du choix. Plusieurs versions d'un Boulet 2 ont été écrites. Aujourd'hui, on fait des suites pour beaucoup moins de succès que celui qu'on a eu."

"Benoît et moi, évidemment, on était d'accord", lâche Gérard Lanvin. "On voulait que Reggio puisse s'offrir son camping-car et puis on aurait fait un road movie à travers le monde." Poelvoorde rêve d'une suite où Rossy de Palma joue… la fille de Reggio. "On aurait maquillé Rossy, on lui aurait mis mon nez et on aurait dit que c'était ma fille transgenre." "Mais Thomas Langmann n'a pas cru à une suite", déplore Gérard Lanvin. "Ça aurait pu se faire, mais pour cela il aurait fallu tout simplement que les gens du métier nous aiment. Mais ils s'en foutent: ils passent d'un truc à l'autre, alors que nous, on se bat pour eux."

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Article original publié sur BFMTV.com