Skins : la série boycottée

Généralement, quand une série a des soucis à se faire pour sa survie, c'est l'audimat qui est en cause. On peut toujours remplacer les acteurs trop gourmands sur leur salaire ou changer de scénaristes, mais l'audience est le facteur déterminant. Reste le cas où une véritable campagne de boycott aboutit à vider la série de ses revenus financiers. C'est ce qui arrive en ce moment même à la version américaine de la série Skins. Et ça marche ! Même si, au bout du compte, c'est tout de même l'audience qui semble régler le problème.

Skins est une série qui a toujours suscité la controverse, et ce dès son lancement en 2007 en Grande-Bretagne sur la chaîne E4. À l'opposé des productions idéalisées américaines (Beverly Hills) ou française (Hélène et les garçons), Skins offre une vision de la jeunesse particulièrement désespérée. Invariablement à la dérive, rejetés ou incompris par leur famille, les différents personnages se réconfortent en faisant partie de leur bande. Brian Elsley, le créateur de Skins, résume ainsi le fond de sa série : « C'est une série simple et presque démodée : la vie et les amours des adolescents. Comment se passe le lycée, comment ils se conduisent avec leurs amis et aussi comment ils trouvent leur chemin à travers les complications de la sexualité, des relations, de l'éducation, des parents, de la drogue et de l'alcool. »

De nombreuses autres séries, comme par exemple Dawson, osaient déjà évoquer clairement la majorité de ces points mais la grande différence est que Skins est écrite par des ados et que le monde qu'ils décrivent est le plus réaliste possible. Évidemment, une telle démarche ne pouvait que provoquer des réactions : « En Grande-Bretagne, les téléspectateurs et les critiques ont très vite réalisé que, même s'il y a du sensationnalisme dans certains aspect de la série, elle reste avant tout une tentative très sérieuse d'aller à la racine du comportement des jeunes » explique Elsley. « On y parle donc de la mort, de la maladie, de problèmes de santé mentale et physique, de la conséquence de l'usage des drogues et des activités sexuelles. On essaie d'y montrer la vérité et quelquefois, cela peut être difficile pour des adultes et des parents. »

Effectivement, après quatre saisons, on ne peut que confirmer que Skins réussit pleinement à nous dépeindre des personnages complexes, torturés, rejetés et aborde les vrais problèmes sans voile et sans censure : le refus de se nourrir pour l'une, l'absence totale du père pour l'autre, les hésitations devant la sexualité pour un autre… Souvent poignante, jamais gratuite, Skins se paie aussi le luxe de changer régulièrement ses personnages au bout de deux saisons, dès qu'on en a fait le tour et que leur âge ne leur permet plus de tenir le rôle de façon convaincante.

Le producteur de confirmer que « quand les téléspectateurs font l'effort de suivre la série de façon plus approfondie, ils sont moins concernés par le comportement des personnages, car les adolescents peuvent être loyaux, attentionnés, impliqués et peuvent aussi avoir des jugements de valeur sur leur propre vie ».

Avec le succès de la version originale anglaise, récompensée de nombreuses fois, est venue l'idée de développer l'univers de la série : un long-métrage de cinéma est en projet et une version américaine vient de voir le jour. Et c'est par cette version d'outre-Atlantique que vient le scandale. Produite par la chaîne MTV, célèbre chaîne de vidéo-clips qui produit aussi des émissions de télé-réalité (The Real World, véritable pionnière du genre) et des séries, Skins version U.S. colle très bien avec le public jeune de la chaîne et contribue à relancer leur politique de fiction. Inutile de préciser que les Américains ont déjà pu voir la version originale sur des chaînes câblées mais la nouvelle version américaine est évidemment plus proche des modes de vie des américains.

Le scandale démarre dès la diffusion du premier épisode aux États-Unis, le 17 janvier dernier : le Parent Television Council (PTC) déclare que le programme est l'un des pires qu'il lui a été permis de voir. Et de dénombrer quarante-deux représentations et allusions à la drogue et à l'alcool, rien que dans l'épisode pilote. Le PTC en appelle à la justice pour enquêter sur la série, impliquant dans sa lettre au ministère américain de la Justice qu'il pourrait s'agir là de « pornographie infantile », certains des acteurs ayant à peine 15 ans.

Le PTC est une association indépendante et très puissante aux États-Unis : un peu à la manière de notre CSA, elle surveille les programmes et livre des guides et des comptes rendus au public pour qu'il puisse mieux juger si le programme est convenable pour les enfants. Mais le PTC part aussi clairement du principe que la télévision véhicule des valeurs qui ne sont pas les siennes et qu'il doit activement lutter pour que de tels programmes changent ou disparaissent. Il cite d'ailleurs une série comme Nip/Tuck parmi celles qu'il a visées… alors que la fameuse série, diffusée sur le câble à un horaire tardif, n'était, de toute façon, pas destiné à un public jeune !

Si la chaîne MTV déclare s'être préalablement interrogée sur les points soulevés par le PTC, la chaîne a également répondu qu'elle était confiante quant à la légalité de sa série. À l'unisson avec le créateur de la série, la chaîne américaine réaffirme que ces scènes ne sont pas gratuites et entrent dans une dramaturgie et une volonté de réalisme.

Rien n'y fait : le PTC appelle au boycott ! Mais ce boycott ne vise pas la diffusion de la série (peine perdue…) mais, et c'est plus subtil, les annonceurs qui intègrent des spots de pub au cours des épisodes. Le message du PTC est clair : n'achetez pas les produits qui sont promus durant la série !

Et ça marche ? Très soucieuses de leur image auprès des familles, c'est un, puis deux, puis six annonceurs importants qui abandonnent le navire et retirent leurs budgets. La compagnie de fast-food Taco Bell et la franchise de restaurants de sandwichs Subway ne passeront plus de pub pendant la série ; le constructeur automobile General Motors met la série dans sa liste de programmes où il ne faut pas acheter d'espaces publicitaires ; un autre affirme même que sa publicité a été diffusée par erreur dans la série et que ce n'était pas une volonté de sa part !

Le processus fonctionne bien : on estime que la chaîne perd ainsi près de 2 millions de dollars en revenus publicitaires à chaque épisode. Pourtant, le premier épisode a cassé la baraque, avec 3,3 millions de téléspectateurs, dont 2,7 millions étaient dans la cible recherchée : les 12—34 ans. Dès le deuxième épisode, les publicités d'envergure manquaient à l'appel, à peine compensées par des bandes-annonces de films et des promos pour les autres programmes de la chaîne.

En cela, le PTC a prouvé que sa stratégie fonctionnait : toucher les chaînes au portefeuille en les privant de revenus publicitaires est bien plus efficace que tenter de convaincre les téléspectateurs de ne pas regarder le programme. À ce jour, les dix épisodes de la première saison du Skins U.S. seront bel et bien diffusés mais l'avenir de la série est incertain.

D'autant plus qu'à la surprise générale, le deuxième épisode a été un gros échec d'audience. On aurait pu penser que tout ce buzz aurait contribué à rameuter encore plus de téléspectateurs. Les bandes-annonces de ce deuxième épisode (avec un baiser entre filles) étaient encore plus provocantes que les premières. Mais non : moitié moins de téléspectateurs étaient présents, une vraie gamelle pour la série !

La sentence est claire : le public a regardé le premier épisode par effet de curiosité mais, devant la qualité du programme, n'a pas eu envie de revenir et de suivre la suite ! C'est un phénomène très courant, qui se produit extrêmement souvent pour la très grande majorité des séries. Le chiffre d'audience de la deuxième semaine de diffusion est effectivement crucial car il démontre si le public va faire de la série son rendez-vous hebdomadaire… ou pas ! Dans ce cas précis, c'est sans appel.

La moralité de cette histoire est que le contenu est, et reste, le roi. C'est le public qui juge. Tout le buzz, les boycotts ou les campagnes du monde ne pourront jamais supplanter l'envie — ou le manque d'envie - du téléspectateur de suivre son programme. Parions que si le PTC avait pu savoir cela, il n'aurait pas jugé bon de lancer sa campagne sur une série vouée à l'échec.

Alain Carrazé, directeur de 8 Art City

Crédit photo : © MTV