"Belle-Maman", la comédie avec Catherine Deneuve qui a cassé les codes du cinéma français

Idris Elba, Catherine Deneuve et Jean Yanne dans
Idris Elba, Catherine Deneuve et Jean Yanne dans

"Le moment le plus heureux de ma vie a été le tournage de Belle-Maman. C'était très joyeux, extrêmement fort. C'est le film dont je suis le plus intimement proche." En 1998, lorsque Gabriel Aghion tourne cette comédie sur un homme (Vincent Lindon) qui tombe amoureux de sa belle-mère (Catherine Deneuve), il est au sommet de sa gloire. Auréolé du triomphe de Pédale douce (4,1 millions d’entrées, un César pour Fanny Ardant), il a carte blanche pour créer cette comédie virevoltante qui célèbre l'amour sous toutes ses formes.

"Après un succès, on a une grande liberté", se souvient avec nostalgie le réalisateur. Avec Belle-Maman, Gabriel Aghion a voulu faire voler en éclat les clichés du cinéma comique français. Son credo: être subversif sans être choquant. "Je ne suis pas du genre à m'interdire grand-chose - c’est un peu un défaut ou une inconscience de ma part. Je ne pense pas avoir chopé la grosse tête après Pédale douce: je voulais juste être fidèle à moi-même, faire le film dont j'avais envie sans que personne n'interfère comme avant."

"Un scénario assez mauvais"

C'est d'ailleurs le sujet de Belle-Maman, qui à travers le destin de son héroïne effrontée répond à une question essentielle: "Doit-on vivre ce qu'on doit vivre ou renoncer à l'amour? Je pense qu'il faut vivre", répond malicieusement Gabriel Aghion. "La vie passe trop vite…" Approchant alors des 45 ans, le cinéaste plonge dans ce projet avec passion. Après des années de vaches maigres, il a enfin l'attention des producteurs. Il compte bien saisir cette opportunité pour laisser sa marque dans l'histoire du cinéma français.

"Je suis tombé sur Bruno Pesery [producteur notamment d'Alain Resnais, Claire Denis, Olivier Assayas, NDLR]. Il m'a donné un scénario assez mauvais [de Jean-Marie Duprez] où il y avait une idée intéressante: un homme tombe amoureux de sa belle-mère. C'était l'inverse de ce film avec Jérémy Irons et Juliette Binoche, Fatale (1992). J'ai répondu à Bruno que cela m'intéressait si je pouvais entièrement réécrire le scénario, car je trouvais qu'il y avait là un rôle en or pour Catherine Deneuve, avec qui je rêvais de tourner."

Gabriel Aghion écrit le scénario avec Danièle Thompson, qui l'avait déjà aidé sur Pédale douce. Ils imaginent donc l'histoire d'Antoine (Vincent Lindon), jeune et dynamique avocat qui épouse Séverine, une consœur du barreau (Mathilde Seigner). Le jour de la noce, il rencontre pour la première fois sa belle-mère, Léa (Catherine Deneuve), et en tombe fou amoureux. Il n'a alors de cesse de favoriser les rencontres avec celle-ci, une femme libre et non-conformiste qui a toujours mené sa vie à sa guise.

Avec Belle-Maman, Gabriel Aghion propose à l'époque une alternative à Francis Veber, au Splendid et à l'humour de Canal +. "Le scénario [...] incarne assez parfaitement un nouvel âge possible pour ladite 'comédie à la française' [...] pour sortir de sa gangue franchouillarde le cinéma comique local", estimait Libération en 1998. "Le scénario offre une illustration du cross-over typique organisé par Aghion, qui consiste à se donner les moyens du cinéma comique à gros budget pour raconter des histoires à la limite de l'underground."

"Une aventurière des sentiments"

Catherine Deneuve, qui n'a pas fait de comédie depuis L'Africain (1983) avec Philippe Noiret, accepte aussitôt la proposition. "Elle avait très envie de jouer ce rôle", se souvient Aghion. Le rôle de Léa lui plaît d'autant plus qu'il lui rappelle celui de Nelly dans Le Sauvage (1975). Comme dans la comédie de Jean-Paul Rappeneau, son personnage de Belle-Maman quitte son mari pour vivre dans une île déserte. "​​[C'est] une femme qui, elle aussi, n'arrêt[e] pas de fuir, une aventurière des sentiments", disait-elle au JDD en 1999. Gabriel Aghion se sent lui aussi très proche de Léa:

"Je m'identifie toujours beaucoup à mes héroïnes féminines. Les femmes ont toujours été opprimées et moi en tant que jeune gay je l'étais tout aussi et je m'identifiais plus facilement aux femmes qu'aux mecs qui pouvaient tout se permettre, tout dire, tout faire sans aucune impunité."

Catherine Deneuve se sent flattée par la proposition de Gabriel Aghion: "C'est gratifiant une comédie pour un acteur, c'est flatteur même lorsqu'on n'est pas une actrice comique." L'accord de la star rassure le réalisateur, qui n'envisage pas le film sans elle: "Si elle m’avait dit non, je n’aurais pas fait le film. Je n’en avais pas besoin à ce moment-là. J'avais des sujets personnels que j'avais commencé à développer. Je n’étais pas dans une angoisse de boulot. Quand on a un succès comme Pédale douce, on peut souffler après."

L'une des forces du scénario de Belle-Maman consiste à rendre aimable la figure de la belle-mère, toujours montrée négativement dans la culture populaire. Et aussi de rester plausible malgré un point de départ caricatural: "Beaucoup de gens se reconnaîtront à travers Antoine et Léa", assurait ainsi Catherine Deneuve au JDD en 1999. Le film n'oublie pas non plus d'égratigner avec subtilité ses personnages. Il se conclut par ailleurs avec une certaine ironie pour son héroïne qui refuse les clichés avant de ne plus pouvoir y résister.

Une vision alors inédite de la famille

En 1999, Belle Maman détonne dans le paysage de la comédie populaire française avec ses personnages atypiques, qui proposent une vision alors inédite de la famille traditionnelle. Léa s'est séparée de son mari, un avocat patibulaire (Jean Yanne). En couple avec un homme noir, Grégoire (Idris Elba, dans son premier rôle), elle tient un hôtel sur une île déserte des Bahamas, où sa mère, Nicou (Line Renaud), une lesbienne à fort caractère, vit en couple avec une autre femme atteinte d'une maladie dégénérescente (Stéphane Audran).

Line Renaud, truculente dans son rôle de Nicou, recevra en 2000 une nomination aux César, la seule de sa longue carrière: "Je sais que d'une manière extrêmement lointaine, c'est assez proche de [la réalisatrice] Josée Dayan et de sa fiancée Nicole", révèle Gabriel Aghion. "Elles formaient un couple tout à fait détonnant, fort, puissant, d'une drôlerie invraisemblable".

Pour introduire leur galerie de personnages, Gabriel Aghion et Danièle Thompson imaginent une scène inaugurale de près de vingt minutes lors d'un mariage - comme dans Le Parrain ou Voyage au bout de l'enfer. "Le mariage, c'est l'endroit idéal pour planter le décor. Ça permet immédiatement d'identifier les personnages et leurs relations entre eux", commente le réalisateur, qui en quelques instants présente le caractère anticonformiste de Léa, qui débarque au mariage de sa fille vêtue d'une robe blanche.

"Elle transgresse sans le vouloir", précise Aghion. "Elle ne veut surtout pas faire d'histoires, parce qu'il y en a eu suffisamment dans le passé. Mais c'est plus fort qu'elle et il y a toujours des histoires quand elle est là." Elle improvise alors dans les toilettes des hommes une contre-soirée où chacun se met à fumer, à boire et à danser sur fond de Marcia Baila des Rita Mitsouko. "Les mariages sont souvent très ennuyeux. C’est toujours plus intéressant lorsque la fête se déplace ailleurs. Les chiottes, c'est un bon endroit", glisse Gabriel Aghion.

"Le risque avec une comédie, c'est que ce soit tout joli"

Avec Danièle Thompson, Gabriel Aghion imagine un scénario en mille-feuilles qui, au-delà de la relation amoureuse entre la belle-mère et son gendre, aborde une multitude de sujets comme l'Holocauste, le colonialisme, l'homosexualité refoulée et la déclin physique des personnes âgées. Autant de sujets graves abordés avec humour pour dynamiter un cinéma populaire français trop consensuel. "C’étaient les comédies que j'avais envie de faire à l'époque", précise Gabriel Aghion:

"Les Italiens ont longtemps parlé de sujets graves par la comédie. J'avais envie de renouer avec ce type de cinéma qui utilise le rire comme une arme. C’est aussi le principe d'un scénario de se rendre là où on ne l'attend pas. C’est à l'image de la vie. On se prépare à quelque chose et puis surgit autre chose. J'ai toujours vécu avec cette idée qu'on est sur Terre par miracle et que ça peut s'arrêter du jour au lendemain et ça, on peut le décliner dans des situations comiques."

Et inversement, des situations que certains réalisateurs ne se seraient pas privés de filmer de manière comique deviennent chez Gabriel Aghion des moments réellement inquiétants, voire tendus. Comme cette séquence où Antoine tente d'embrasser pour la première fois Léa. La scène se déroule de nuit dans un taxi. La photographie, très contrastée, fait basculer un instant la comédie dans le drame et le thriller.

"Le risque avec une comédie, c'est que ce soit tout joli, charmant, merveilleux", commente Gabriel Aghion. "C’était une volonté de montrer que c’est une histoire d’amour et de désir très puissante, qu’elle peut passer par des choses qui ne sont pas acceptables. Il la désire comme un fou. À force de se réprimer, il y a quelque chose qui explose. Elle le repousse. Elle est terrifiée. Elle a peur de passer à l’acte."

"Ma mamie, c’est la femme de mon papa"

La menace qui plane lors de cette scène est à l'image de ce film faussement joyeux où la mort est omniprésente, depuis la chanson des Rita Mitsouko à la maladie du personnage de Stéphane Audran jusqu'à cette pièce secrète où Léa et Antoine se retrouvent pour leur liaison. Une pièce qui a servi à cacher des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, nous apprend le film, qui associe aussi le mariage d'Antoine et Sévérine à "une mort lente", ajoute Gabriel Aghion.

Si la mort enveloppe les personnages de cette comédie, Belle-Maman se conclut néanmoins avec une image optimiste. Chacun vit désormais sa vie comme il l’entend, sous le regard émerveillé de la jeune génération. "Ma mamie, c’est la femme de mon papa et c’est aussi la maman de ma maman", explique très sérieusement la fille d’Antoine et Séverine. "J'ai pas compris", lui répond un garçon. "Il n'y a rien à comprendre", conclut la fillette.

"C'était très important de terminer cette histoire en donnant la parole aux enfants", insiste Gabriel Aghion. "Avant, on disait aux enfants d'être sages et de se taire. On ne les écoutait jamais. Alors que les enfants voient tout, ils entendent tout, ils comprennent tout et surtout, ils ne sont pas encore affectés, abîmés par les préjugés. S’il n’y a pas des gens pour leur bourrer le crâne dès qu’ils sont petits, ils disent les choses comme elles sont." Un message d'espoir toujours actuel.

Et Catherine Deneuve se mit au rap

Pour accompagner la sortie de Belle-Maman, un clip montrant Catherine Deneuve en train de rapper aux côtés de Stomy Bugsy est diffusé. Le morceau, intitulé Joyeux anniversaire maman, est extrait d'une scène du film où Léa se met au rap pour l'anniversaire de sa mère jouée par Line Renaud. "À cette époque-là, c'était surprenant de voir une femme de l'âge de Catherine Deneuve chanter du rap", note Gabriel Aghion.

Catherine Deneuve est coachée par Stomy Bugsy, qui a aussi écrit le morceau. Ils travaillent quelques jours ensemble lors du tournage en Martinique. Gabriel Aghion regrette cependant que le rappeur soit resté trop en surface. "Je voulais que ça aille plus loin. Il était probablement un peu intimidé par elle." Catherine Deneuve, elle-même chanteuse occasionnelle au cinéma, n'a pas trouvé l’exercice facile:

"On a travaillé deux soirs et le troisième, on a enregistré le rap. Au début, je n'étais pas très à l'aise, parce que c'est une musique qui, mis à part des gens comme Stomy Bugsy ou MC Solaar, ne m'évoque pas grand-chose", a-t-elle confié à l’époque de la sortie à Studio. "En plus, ma façon de parler ne correspond pas vraiment au phrasé musical des rappeurs [...] J'ai eu beaucoup plus de plaisir à le jouer en playback sur le tournage!"

"Transgression light"

À la sortie de Belle-Maman, en mars 1999, les critiques boudent un peu leur plaisir. Si Libération salue "un film ambitieux" et Les Inrocks "une réussite dans la transgression light", Télérama juge le résultat "trop sommaire et trop arbitraire pour faire la blague". Et pour Le Monde "la mise en scène trahit de façon d'autant plus accablante sa faiblesse".

Belle-Maman séduit 1.257.317 spectateurs dans les salles obscures. Gabriel Aghion enchaîne avec le même succès Le Libertin (2000) et Absolument Fabuleux (2001). L'ascension s'arrête brutalement, en 2004, avec Pédale dure, "un mauvais film qui n'a pas marché”, "une erreur [qu'il n'aurait] jamais dû réaliser", selon lui.

Gabriel Aghion travaille depuis à la télévision, où il signe des téléfilms et des séries qui lui ont valu des prix. Son amour pour les comédies provocantes à rebours des standards de la comédie traditionnelle du cinéma français l'a perdu, estime-t-il avec le recul: "J’aime les choses un peu provocantes. J’étais politiquement incorrect et je l’ai payé très cher." Il réalise actuellement un polar pour France Télévisions avec Line Renaud.

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Article original publié sur BFMTV.com