La ballade de Jim Sullivan

Le désert du Nouveau-Mexique  - AllenS via Wikimedia Creative Commons
Le désert du Nouveau-Mexique - AllenS via Wikimedia Creative Commons

En ouverture du Paris, Texas de Wim Wenders, la silhouette efflanquée de Harry Dean Stanton surgit du désert, des années après s'y être volatilisée. On pourrait rêver du même destin pour un ancien grand ami de l'acteur: Jim Sullivan. Sauf que Sullivan, auteur-compositeur-interprète louvoyant entre la folk, la country et le rock, a disparu il y a déjà 45 ans dans l'immensité désertique du Nouveau-Mexique. Et que les affaires retrouvées dans sa coccinelle, de son portefeuille à sa guitare, trahissent le point de non-retour davantage qu'ils ne supportent un quelconque espoir. Mais qu'est-il arrivé à cet artiste que la gloire a toujours fui? A-t-il fait une mauvaise rencontre? S'est-il suicidé? A-t-il seulement voulu se dérober au regard des hommes, le succès, qui s'était refusé à sa carrière, couronnant cette fois son initiative? Les hypothèses ont fleuri sur la tombe introuvable de Jim Sullivan.

Mais ce dernier est bien plus qu'une disparition. Et avant d'évoquer celle-ci, il faut s'attacher à la vie du musicien, à l'instar du New York Times. James Anthony Sullivan est né au Nebraska à l'aube de l'entrée en guerre des Etats-Unis contre les forces de l'Axe. Il est le septième fils d'une famille d'ouvriers. Ses parents déménagent en Californie durant sa petite enfance: il y a du travail dans l'industrie d'armement. Jim Sullivan détonnera plus tard sur la scène folk avec son grand gabarit et ses solides moustaches, et à l'adolescence, il est déjà bien bâti. On le retrouve d'ailleurs quarterback de l'équipe de son lycée de San Diego. Toutefois la guitare le happe bientôt, plutôt que le sport ou les études.

Le Christ et les ovnis

Jeune, il fonde un groupe, The Survivors, mais c'est en solo qu'il se produit bientôt dans les bars, notamment le Raft à Malibu. "Sully" préfère la bohème aux contingences financières et c'est sa femme Barbara qui subvient aux besoins de la famille, qui accueille bientôt leur fils Chris, grâce à son emploi de secrétaire au siège du label Capitol Records. De ce côté-là, les choses patinent un peu pour Jim justement. Il galère à convaincre les maisons de disques. Finalement, il devra à certains de ses admirateurs la production de son premier album, U.F.O.

S'il y tient les parties de guitare, on lui adjoint les services de "studio sharks" parmi les plus réputés du moment: le bassiste Jimmy Bond, le batteur Earl Palmer et le claviériste Don Randi. Ils font partie du Wrecking Crew, un groupe de musiciens de sessions à la solde notamment du producteur Phil Spector et qui ont joué notamment sur les galettes des Beach Boys ou encore, dans le cas d'Earl Palmer en tout cas, pour des légendes du Rock n' roll comme Fats Domino ou Little Richard.

Leurs travaux accouchent d'une petite merveille. L'instrumentation de l'album fait penser à l'univers du groupe Love ou à celui de Gene Clark. Le chant de Jim Sullivan rappelle Nick Drake ou même Townes Van Zandt. Les thèmes explorés par les paroles reprennent certaines fixettes du Blues, que le destin de l'artiste éclaire cependant d'une lumière plus mélancolique encore, comme la route. Dans Highways, il écrit: "There's a highway / Telling me to go where I can / Such a long way / I don't even know where I am" (en français, "Il y a une autoroute devant moi / Elle me dit d'aller où je peux / Une si longue route / Je ne sais même pas où je suis").

Jim Sullivan nourrit aussi des centres d'intérêt bien à lui, comme dans la chanson U.F.O. où il se demande si le Christ reviendra à bord d'un ovni: " I'm checking out the show / With a glassy eye / Looking at the sun dancing through the sky / Did He come by U.F.O?" (en français, "Je vise le spectacle / D'un œil de verre / Je regarde le soleil danser dans le ciel / Est-Il venu à bord d'un ovni?").

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Sur la route de Nashville

Hélas, cette première charge sur les disquaires est un échec. La seconde, trois ans plus tard, avec un album sobrement intitulé Jim Sullivan et placé sous le label du magazine Playboy de Hugh Hefner, n'agite pas plus les foules. Ces insuccès pèsent sur le moral de Jim Sullivan qui connaît des problèmes d'alcool. Le schéma n'est que trop banal, et son couple s'en ressent. Chris Sullivan a témoigné il y a quelques mois auprès du quotidien new yorkais: "Le disque produit par Playboy a marqué la dissolution de ma famille". En 1975, il joue donc son va-tout et décide de miser sur Nashville, capitale du Tennessee et surtout de la musique populaire américaine. L'idée est de s'y faire une place - en tant que compositeur, musicien, chanteur ou même parolier - puis d'y faire venir Barbara et Chris.

Le 4 mars 1975, Jim Sullivan embarque à bord de sa coccinnelle et trace sa route. Matt Sullivan - qui a rééédité U.F.O. sur son label et n'a aucun lien de parenté avec Jim - décrivait en 2010 à la radio publique américaine NPR: "Quand il quitte Los Angeles en mars 1975, il a 120 $ en poche, il part avec sa petite Volkswagen et 15 heures plus tard, il est du côté de Santa Rosa, au Nouveau Mexique". La chronique retient qu'un policier le contrôle en route, car la tenue de route un peu douteuse de la voiture de conception allemande l'amène à soupçonner que le conducteur est imbibé. Il n'en est rien, comme le test auquel se soumet Jim le prouve, et celui-ci peut poursuivre.

La ville "où on ne pouvait pas voler un chewing-gum sans se faire repérer"

Il descend au motel La Mesa de Santa Rosa, un angle droit de baraquements de plain-pied, sans caractère, annoncé par des néons, exactement tel qu'on imagine les hôtels des bords des routes américaines. Les enquêteurs diront plus tard à la famille du disparu qu'il n'y a jamais dormi et que la clé de la chambre se trouvait derrière la porte fermée de celle-ci quand la police est arrivée. Pour le reste, la bourgade n'a rien d'une métropole où s'engloutir corps et biens. Davy Delgado, journaliste local à la retraite, a brossé auprès du New York Times: "C'est le genre de ville où on ne peut pas voler un chewing-gum sans que tout le monde soit au courant". Pourtant, le lendemain, 6 mars, Jim Sullivan est aperçu en bordure de la localité, près d'un ranch puis disparaît sans que quiconque y voit autre chose que du feu.

Le chanteur a parlé une dernière fois à sa femme avant de s'évaporer. Le 5 mars, comme Barbara, morte en novembre 2016, l'a relaté dans des notes personnelles, il a appelé son foyer californien afin de dire à son épouse qu'il allait bien. Celle-ci n'ayant, depuis son départ la veille, aucun doute là-dessus, lui demande de développer et s'entend répondre: "Si je te le disais, tu ne me croirais pas". Devant l'insistance de sa femme, il finit par lâcher: "Non, mais oublie. Oublie que je t'ai dit quoi que ce soit. Je t'appelle quand je suis à Nashville". Après ce coup de fil étrange, les jours défilent sans que Jim se manifeste à nouveau et sans que le téléphone sonne. Barbara et Chris Sullivan se tournent alors vers les policiers et les hôpitaux.

La douze cordes

Une coccinelle, ça se repère vite dans le désert, et la voiture de Jim est retrouvée le 8 mars, à 24 miles (39 km environ) au sud de Santa Rosa. Tout est encore là, on pourrait presque croire que le disparu va revenir, dissiper le malentendu en mettant la clé dans le contact et filer à toute berzingue vers le Tennessee, ses affaires avec lui. Il y a son portefeuille, des vêtements, des cassettes, des bandes, un agenda, un carton de son dernier album et sa guitare, une douze cordes du luthier Guild. Un instrument dont il ne se serait jamais séparé selon ses proches.

"Si Jim avait prévu de fuir, sa guitare est la chose qu'il aurait emportée avec lui en priorité car il aurait toujours pu se placer à un coin de rue et en jouer histoire de se faire quelques billets", a estimé Matt Sullivan auprès de NPR.

Flotte donc toujours au-dessus du sol brûlé du sud des Etats-Unis la question cruciale: qu'est-il arrivé à Jim Sullivan? A-t-il fui? Mais cette piste ne mène qu'à d'autres interrogations, comme celle-ci: pour aller où? Ou s'agit-il plutôt de la chronique du suicide annoncé d'un artiste fragilisé par ses échecs et ses difficultés familiales? Cette hypothèse ne permettrait pas de comprendre l'absence totale de corps. Un meurtre alors?

"Mon monde est réel, le vôtre est un rêve"

A vrai dire, la terre du Nouveau Mexique a bien recraché un cadavre, comme la presse locale s'en était fait l'écho quelques semaines plus tard. Mais les analyses montrent bientôt que la dépouille de cet homme de type "caucasien" n'est pas celle de l'auteur-compositeur. Les enquêteurs, comme deux des frères Sullivan venus d'eux-mêmes se lancer sur les traces de leur frère, resteront le bec dans l'eau, ou plutôt dans le sable. Bien sûr, les théories n'ont pas manqué, comme le quotidien de New York l'a relevé: ont ainsi virevolté l'implication de la mafia, de la police... ou des extraterrestres. Barbara Sullivan elle-même s'est intoxiquée à ces fumées intergalactiques.

"Mes parents n'étaient pas pourris par une surconsommation de drogue mais ils étaient des gens de leur époque, et ils croyaient à la réincarnation. Elle était convaincue qu'il était quelque part dans les étoiles, à l'attendre", a confié Chris, à l'heure d'expliquer la détresse de sa mère.

45 ans après, on peine à voir d'où sortirait le secret de Jim Sullivan. Mais celui-ci réside peut-être moins dans son corps que dans son talent. La chanson Highways permet une nouvelle plongée dans sa psychée:

Tomorrow I'm going to hang my feet in a stream Pretending My world is real, yours a dream" (en français, "Demain, je me tremperai les pieds dans la rivière /, En imaginant que mon monde est réel, et le vôtre un rêve")

Voyage au bout du mystère (5/5)

BFMTV.com vous propose cet été de revivre d'authentiques voyages dans l'inconnu et l'inexplicable. Disparitions soudaines, morts défiant toute logique apparente, cadavres refusant de livrer leurs secrets et parfois jusqu'à leur nom, les faits-divers regorgent d'histoires restées sans réponse. Nous avons sélectionné cinq de ces drames, parmi les plus troublants. Voici le cinquième épisode de notre série.

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Article original publié sur BFMTV.com