"Aucun territoire épargné" : de Pau à Montargis, le trafic de drogue n'est pas qu'une affaire de grandes villes

Depuis l'automne 2023, les opérations "place nette" qui ont pour but de "reconquérir les territoires" face aux délinquants se multiplient. La localisation de ces opérations montre que ce ne sont pas que les grandes villes qui sont concernées par les trafics de stupéfiants, mais l'ensemble de l'Hexagone.

Il y a désormais la version XXL. Depuis le milieu du mois de mars, les autorités montrent les muscles avec des opérations "place nette" de grande envergure menées d'abord à Marseille, puis cette semaine à Lyon, Lille, en région parisienne, mais aussi à Dijon et Clermont-Ferrand. Des opérations de lutte contre le trafic de stupéfiants de grande ampleur "que nous avons préparées pendant des mois pour taper très fort", selon les mots du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin.

Il y a aussi la version quotidienne avec ces quelque 150 opérations menées depuis novembre 2023. En date de février 2024, le bilan de ces interventions fait état de plus de 1.270 interpellations et plus de deux tonnes de drogue saisies. Et ce ne sont pas que les très grandes agglomérations qui sont ciblées. Poitiers, Besançon, Pau, Béziers, Montargis, et plus récemment Limoges ont aussi été concernées par ces opérations dont l'objectif affiché est "de ne laisser aucun répit aux délinquants".

"Aucun territoire épargné"

Cette multiplication des opérations conjointes de police et de gendarmerie sur les points de deal montre que le trafic de drogue s'est répandu sur l'ensemble de l'Hexagone, n'épargnant aucune zone.

"Aucun territoire n'est épargné. Il y a des consommateurs partout donc il y a des points de vente partout", confirme Stéphanie Cherbonnier, la patronne de l'Ofast, l'office anti-stupéfiants créé en 2019.

"Il y a de la drogue partout", appuie la colonelle Marie-Laure Pezant, porte-parole de la gendarmerie. "Il faut avoir en tête que le trafic n’est pas que sur un quartier, il a une ramification qui est nationale, internationale." Sur la zone contrôlée par la gendarmerie, qui inclut les villes de moins de 20.000 habitants, il y a eu 1.157 personnes interpellées dans le cadre des opérations "place nette" depuis l'automne dernier.

Si Nîmes est désormais l'exemple le plus symbolique et médiatique de cette expansion du trafic avec quatre morts, dix-sept blessés et l'équivalent de 3 millions d'euros d'armes et de stupéfiants saisis rien que pour l'année 2023, d'autres villes sont concernées. Au Creusot, en Saône-et-Loire, les points de deal ont fleuri, tout comme à Villerupt, ville de 10.000 habitants en Meurthe-et-Moselle, théâtre d'une fusillade il y a un an.

"À Vannes (environ 53.000 habitants, NDLR), l'essentiel de notre travail, c'est le stup", confirme Vincent, un policier de la BAC. Idem à Lorient, environ 57.000 habitants, à 60 kilomètres de là, selon lui.

À Libourne, environ 25.000 habitants, près de Bordeaux, c'est un réseau de drogue qui vient d'être démantelé avec 10 interpellations cette semaine. Au début de l'année, vingt personnes étaient jugées devant le tribunal de Chartres dans le cadre d'un vaste trafic de drogue dont l'épicentre se situait à Dreux. Les enquêteurs avaient mis la main sur 220 kilos de cannabis. "Historiquement, l'Eure-et-Loire s'est spécialisé dans la résine de cannabis", confirme Frédéric Chevallier, le procureur de la République de Chartres. "Des familles de trafiquants se sont installées à Dreux (environ 28.000 habitants, NDLR) et c'est un trafic que l'on connaît bien."

Les villes moyennes les plus touchées par le trafic

Devant la commission d'enquête du Sénat sur le narcotrafic, le magistrat François Molins a insisté sur cette expansion du trafic de drogue sur l'ensemble du territoire. "Quand j’étais au conseil supérieur de la magistrature, ma surprise a été de constater que des procureurs, qui étaient proposés pour exercer des fonctions dans des zones rurales et dans les petits tribunaux - je pense à Aurillac, Brive - venaient nous dire que le trafic de stupéfiant était le problème numéro 1 de la zone dans laquelle ils allaient exercer", s'est souvenu ce mercredi l'ex-procureur de la République de Paris et ex-procureur général près de la cour de Cassation.

"Les zones rurales étaient des zones de consommation, des zones de rebond pour les trafiquants et de mise au vert, aujourd'hui, c'est aussi une zone de chalandise", détaille le sénateur PS Jérôme Durain qui préside cette commission qui multiplie les auditions avant la remise de son rapport le 14 mai prochain.

Et qui dit implantation de trafic, dit arrivée d'une criminalité qui jusqu'alors n'était pas observée comme les règlements de compte. Au début du mois de mars, deux groupes de trafiquants se sont affrontés dans le quartier du Blosne, à Rennes. Des échanges de tirs à l'arme automatique qui ont fait deux blessés. Une situation inimaginable il y a encore quelques années.

L'augmentation de la consommation de cocaïne dans les petites villes

La diffusion du trafic de stupéfiants en France s'explique déjà par l'augmentation des consommateurs sur l'ensemble du territoire. "Les raisons qui poussent les gens à consommer de la drogue ne sont pas différentes dans les petites villes que dans les grandes", rappelle Philippe Astruc, le procureur de la République de Rennes.

"Aujourd'hui, nous constatons qu'il y a davantage de conduites après usage de stupéfiants que de conduites sous l'emprise d'alcool", illustre son collègue magistrat, Frédéric Chevallier.

La consommation de la cocaïne dans les petites et moyennes villes en est le parfait exemple. Il y a quelques semaines, le Premier ministre Gabriel Attal parlait de "tsunami blanc" alors que les zones rurales étaient jusqu'alors réservées à la cannabiculture ou pour accueillir des laboratoires de transformation. "La cocaïne tend à se banaliser dans les villes comme dans le milieu rural", estime le procureur de Rennes. "Il y a une typologie de consommateurs que l'on ne connaissait pas il y a des dizaines d'années."

"Aujourd'hui, les jeunes achètent de la coke comme ils achètent une bouteille de vin", constate pour sa part Vincent, policier à Vannes.

Pour le sénateur Jérôme Durain, il ne faut pas non plus négliger la perte de la "dimension festive" de la consommation de cocaïne au profit d'une consommation liée "à la dureté de certains métiers". "On sait que dans certaines professions, comme dans le BTP ou chez les marins-pêcheurs, par exemple, on prend de la cocaïne pour tenir", explique l'élu de Saône-et-Loire.

Les trafiquants s'installent donc là où il y a de la demande. "Il existe en effet un marché de proximité, plus rural, et moins investi que dans les grandes villes", confirme Philippe Astruc, le procureur de Rennes. "Nous avons, dans ces territoires, des saisies non négligeables qu'on ne voyait pas il y a dix ans."

"La menace évolue très rapidement avec une menace protéiforme et un trafic qui prospère", résume la patronne de l'OFAST.

La délocalisation des trafics des métropoles

Une autre raison de l'augmentation des trafics dans les zones rurales, c'est l'expansion d'un marché déjà saturé dans les grandes zones urbaines. L'analyse des trafics, notamment réalisée grâce au déploiement territorial de 15 antennes et 9 détachements OFAST, a permis aussi de dégager cette nouvelle tendance, celle de la délocalisation des trafics dans les zones moins urbanisées en raison de la saturation du marché dans les métropoles. C'est le cas notamment à Marseille où les trafiquants locaux ont décidé de s'attaquer aux département voisins remontant aujourd'hui jusqu'à Valence, dans la Drôme.

"Les têtes de réseau sont dans les grandes villes", indique Stéphanie Cherbonnier. "La réalité, c'est qu'il y a un besoin au plus près de la demande donc les trafiquants, sur les points de deal, vont chercher de la main d'œuvre isolée, des gens moins connus des services."

"Les trafiquants savent aussi que quand un marché est à conquérir, le risque pénal est moins grand", abonde le procureur de Rennes, qui affiche sa "politique pénale clairement répressive".

Un flux de drogue à contrôler

Au-delà de la consommation, les zones rurales, les petites villes et les zones portuaires sont aussi des points de passage de la drogue en provenance de l'Espagne, du Maroc, des Pays-Bas ou de la Belgique. "Nous travaillons sur le contrôle de flux, la marchandise bouge, il y a des contrôles sur les routes, les gares routières, dans les gares ferroviaires", développe le procureur de Rennes, qui a dans son giron le port de Saint-Nazaire par où transite de plus en plus la poudre blanche venue d'Amérique du Sud.

"Notre travail porte sur tous les vecteurs", confirme Stéphanie Cherbonnier. "La lutte contre le trafic de stupéfiant se fait en amont."

Car avant d'être vendue sur les points de deal du Creusot ou de Vannes, la drogue arrive de loin -à moitié par le transport aérien et par le transport maritime, concernant la cocaïne. Il y a trois semaines, 900 kilos de cette drogue étaient interceptés à bord d'un voilier aux larges des côtes africaines par la Marine française. Il y a deux semaines, 2,7 tonnes de cocaïne étaient saisies au port du Havre. Il y a une semaine, c'était une saisie record qui était réalisée dans le golfe de Guinée avec 10 tonnes de cocaïne récupérées à bord d'un bateau, sur la base d'une bonne coopération internationale et d'un renseignement maritime efficace.

Article original publié sur BFMTV.com