« Au travail, mon handicap invisible générait de la méfiance et de l’incompréhension » - Témoignage

« On me disait “Tu n’es pas handicapée, c’est sûr que tu fais du sport pour avoir un corps comme ça”. C’était lunaire. »
Daniel Allan / Getty Images « On me disait “Tu n’es pas handicapée, c’est sûr que tu fais du sport pour avoir un corps comme ça”. C’était lunaire. »

TÉMOIGNAGE - Quand j’avais 15 ans, j’ai été victime d’un grave accident de scooter. Les séquelles suivies d’une erreur médicale dans mon parcours de soins m’ont laissée handicapée : j’ai des douleurs chroniques quotidiennes, des difficultés de mobilité, et je ne peux pas rester trop longtemps en position statique assise ou debout. Une réalité douloureuse, mais invisible pour les gens qui ne me connaissent pas.

Il m’a fallu du temps pour accepter cette situation et pour faire la paix avec le mot « handicap ». J’ai commencé à travailler à 19 ans, en alternance pour passer un BTS. Mes arrêts maladies liés à mon handicap ont posé problème à mes employeurs, et je n’ai pas pu le valider. Je n’avais pas encore de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), et je n’envisageais même pas de la demander. Ensuite, je suis rentrée officiellement dans le monde du travail et tout a été très compliqué.

Un monde du travail pensé par et pour les valides

Avant de faire ma demande de RQTH, je parlais de mes douleurs à mes employeurs à l’embauche. Je faisais en sorte qu’ils aient un maximum d’informations avant de me recruter, mais j’avais du mal à garder un emploi : sans aménagement de poste, mes douleurs s’aggravaient et mes arrêts maladies s’accumulaient. Je n’étais pas protégée par le statut de travailleur handicapé, et je me heurtais à beaucoup d’incompréhensions.

Cela a duré six ans, durant lesquels j’ai tout fait tout pour « cacher » mon handicap invisible. À 25 ans, après un CDD de conseillère clientèle pour une grosse entreprise, on m’a proposé de me recruter en CDI en tant que travailleuse handicapée. Pour cela, il fallait que je demande la RQTH, que j’ai obtenue. Je pensais que mes conditions de travail s’en verraient améliorées, mais la suite m’a prouvé le contraire.

Le refus d’adapter mon poste

Les journées de conseillers clientèle étaient longues. Plus de huit heures par jour au téléphone, avec le droit à très peu de pauses pour se lever. Le médecin du travail avait spécifié dès le départ que je ne pourrai pas m’organiser ainsi, et que je devais pouvoir alterner : une heure au téléphone, une heure trente de tâches me permettant de me lever régulièrement, et ainsi de suite. Pour éviter les douleurs au dos, je devais aussi avoir droit au passage d’un ergonome censé m’aider à adapter mon poste de travail.

En sept ans dans cette entreprise, ces aménagements n’ont presque jamais été respectés. Mon planning ne correspondait jamais à mes besoins, l’infirmière du travail est passée faire des réglages sur mon bureau au bout de six ans de réclamations et de courriers. On ne me le disait pas, mais je me doutais bien que mon handicap n’était pas pris en compte de manière sérieuse – la faute à une ignorance très répandue sur ce sujet.

Moi, je passais mon temps à essayer de surcompenser mon handicap invisible. J’essayais de dépasser les objectifs qu’on me fixait, d’être efficace en permanence, comme si j’avais quelque chose à prouver. Ce faisant, je mettais ma santé à rude épreuve et ça ne changeait pas grand-chose.

« Avec ce corps, tu ne peux pas être handicapée »

Quand on pense handicap, la plupart des personnes pensent à une personne en fauteuil roulant, à une personne avec une canne, et ont du mal à imaginer qu’un handicap puisse être invisible. À cause de ces idées reçues, j’avais en permanence droit à des réflexions bêtes. On me disait « tu n’es pas handicapée, c’est sûr que tu fais du sport pour avoir un corps comme ça ». C’était une situation lunaire : je souffre d’un handicap – qu’on ne reconnaît pas assez pour me faire des aménagements de poste – et en face, certains fantasment sur ce à quoi ressemble mon corps.

On me faisait des remarques sur le fait que j’étais « toujours en train de me promener » parce qu’il fallait que je bouge pour soulager mes douleurs. Certaines remarques étaient encore plus violentes. Sur un de mes sites de travail, des collègues m’appelaient « la ch’ti Cotorep » ; au sortir des entretiens annuels, on me disait « alors l’handicapée, tu n’es toujours pas reléguée à la compta ? ». On me faisait sentir en permanence que mon travail n’avait pas de valeur, mais aussi que je ne méritais pas qu’on s’adapte à mes besoins. J’ai fait des signalements à mes managers, mais ils n’ont jamais rien fait.

Mon comportement était toujours contrôlé, comme pour vérifier mon handicap. Si je disais que j’avais mal mais que j’arrivais dans la journée à rire deux minutes avec une collègue, on venait me demander des comptes. Comment est-ce que je pouvais rigoler alors que j’étais censée souffrir ?

Je n’ai pas pu évoluer, et j’ai fini par être congédiée

Durant ces années de carrière dans cette grosse entreprise, je n’ai jamais pu évoluer. Sans aménagements sur mon poste, mes problèmes de santé s’aggravaient et causaient des absences qui m’étaient reprochées ensuite, alors même que mes objectifs de performance étaient bons. On me disait « tu n’as pas été assez présente », « tu n’auras pas d’augmentation », « tu ne seras pas formée » – même si les accords de l’entreprise l’interdisaient, et que j’avais été embauchée en connaissance de cause.

J’ai essayé de régler ça en faisant appel aux ressources humaines, aux syndicats, mais rien n’a marché. Les manquements à mon égard ont été énormes, et je sais que je suis loin d’être la seule dans ce cas : le monde du travail accorde peu d’importances aux droits des personnes handicapées.

Après plusieurs opérations chirurgicales pour répondre aux douleurs causées par mon travail, j’ai été placée en invalidité de catégorie 2 par le médecin conseil à la demande de mon entreprise. Je ne peux plus travailler depuis près de trois ans, et ma pension d’invalidité est bloquée à vie sur un montant calculé sur mon salaire de l’époque.

Il est temps d’écouter les personnes handicapées

Cette période de ma vie professionnelle est le reflet d’un grand manque de compréhension de ce qu’est le handicap. On m’a beaucoup fait ressentir que j’étais un « poids » pour l’entreprise, que les adaptations de poste coûtaient cher. La réalité est tout autre : adapter un poste, c’est investir dans un salarié. Il y a beaucoup de handicaps différents, et beaucoup de manières de s’adapter.

J’aimerais qu’on sensibilise bien plus au handicap et notamment au handicap invisible, pour qu’on arrête enfin de supporter des réflexions à chaque fois qu’on fait valoir nos droits. Et qu’on lutte enfin contre la discrimination de manière efficace. Quand je vois les campagnes actuelles sur le handicap au travail, je suis très agacée. On « fait découvrir » l’entreprise aux personnes handicapées, mais nous n’avons pas besoin de stages d’observations. Nous avons besoin de politiques ambitieuses pour lutter contre la discrimination à l’embauche !

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