Attention à cette allégation récurrente qui conteste l'authenticité du journal d'Anne Frank

Le Journal d'Anne Frank est l'un des témoignages les plus connus de la Shoah, l'extermination des Juifs par le régime nazi durant la Seconde guerre mondiale. En dépit du travail des historiens, l'authenticité de ce document est régulièrement remise en question. L'une des théories les plus répandues affirme qu'il s'agit d'un faux car il aurait été écrit au stylo à bille, dont l'invention serait postérieure à la mort, en déportation, de la jeune fille juive en 1945. Si quelques courtes notes rédigées au stylo à bille ont bien été retrouvées entre les pages, elles ont été écrites par des chercheurs qui travaillaient a posteriori sur le document et non par Anne Frank. L'authenticité du journal ne fait aucun doute parmi les historiens. Cette fausse allégation nourrit des théories antisémites et négationnistes, ont, en outre, expliqué des historiens à l'AFP.

Anne Frank est née en 1929 en Allemagne. Face à la montée du nazisme et à l'hostilité croissante contre la communauté juive, sa famille part s'installer aux Pays-Bas. Pour son treizième anniversaire, en juin 1942, elle reçoit un carnet à carreaux rouge et beige, qui deviendra son journal intime.

Au fil des pages, l'adolescente raconte les vingt-cinq mois qu'elle a passé cachée dans une petite annexe d'un immeuble d'Amsterdam où travaillait son père, Otto Frank. Elle et huit autres personnes tentent ainsi d'échapper au système de déportation nazi. Elles seront finalement arrêtées le 4 août 1944. Anne est d'abord transportée au camp d'Auschwitz-Birkenau puis à celui de Bergen-Belsen, en Allemagne, où elle meurt du typhus en février 1945, à l'âge de 15 ans.

<span>La porte de la maison d'Anne Frank, où elle s'est cachées dans l'annexe secrète, à Amsterdam</span><div><span>JOHN THYS</span><span>AFP</span></div>
La porte de la maison d'Anne Frank, où elle s'est cachées dans l'annexe secrète, à Amsterdam
JOHN THYSAFP

Son journal intime, publié en 1947 par son père, Otto Frank, seul survivant du groupe, a depuis été traduit en 70 langues, dont le français dès 1950. Il s'est vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, constituant un témoignage majeur pour la mémoire de la Seconde guerre mondiale et de l'Holocauste.

Pourtant, sur les réseaux sociaux, des internautes remettent régulièrement en cause l'authenticité de cette oeuvre.

<span>Capture d'écran de Facebook prise le 12 avril 2024</span>
Capture d'écran de Facebook prise le 12 avril 2024

"C'est un fake", peut-on lire sur cette publication Facebook du 12 juin 2019, suivant l'une des allégations les plus répandues : le journal intime ne pourrait pas être de la main d'Anne Frank, car il aurait été "écrit au stylo bille" qui a été "inventé par le baron Bich (Bic) en 1951", soit après le décès de la jeune fille, argumente cet internaute en français.

Une "supercherie littéraire", peut-on encore lire dans ce message, qui cite encore la théorie du stylo-bille.

On retrouve plusieurs dizaines de messages de ce type sur Facebook mais aussi sur X comme ici, ici ou ici. Plus récemment, un texte sur une vidéo TikTok (visible ici), prétend que le journal a été "écrit partiellement avec un stylo Bic qui n'avait pas encore été inventé". Derrière le texte, on peut voir une vidéo de déportés au camps d'Auschwitz légendée "littéralement des acteurs".

<span>Capture d'écran TikTok prise le 12 avril 2024</span>
Capture d'écran TikTok prise le 12 avril 2024

Cette allégation fausse va à  l'encontre des expertises techniques qui ont toujours attesté l'authenticité de l'oeuvre.

D'où vient cette allégation ?

Dès sa publication, le Journal d'Anne Frank a régulièrement été accusé d'être un faux.

A la fin des années 1970, Otto Frank poursuit ainsi en justice deux néo-nazis auteurs de pamphlets qui qualifient le Journal d'"escroquerie" (lien archivé ici). Dans ce cadre, des recherches techniques sont menées au printemps 1980 par la police criminelle allemande. Elle doit examiner si le papier et les encres correspondent à celles qu'Anne Frank aurait pu utiliser. Sa conclusion est formelle : tout correspond.

Mais dans son rapport, la police allemande dit aussi avoir relevé que "certaines corrections réalisées par la suite sur des feuilles volantes ont été [...] écrites en noir, vert et bleu à l'encre de stylo-bille. Ce type d'encre de stylo-bille n'a été commercialisée qu'à compter de 1951". Elle ne précise pas le nombre ni le contenu de ces "corrections".

Quelques mois après, le quotidien allemand Der Spiegel publie un article qui extrapole cette découverte, assurant qu'elle "jette encore plus de doutes" sur "l'authenticité de ce document". L'article est encore disponible à la lecture ici (et archivé ).

C'est à ce moment-là que des individus construisent la rhétorique du stylo-bille pour nier entièrement l'authenticité du Journal.

<span>Un montage circulant sur Internet assimile une publicité pour des produits Bic à une photo authentique d'Anne Frank</span>
Un montage circulant sur Internet assimile une publicité pour des produits Bic à une photo authentique d'Anne Frank

En utilisant parfois l'expression "stylo-bille" et parfois "stylo Bic", on retrouve dans ces allégations la confusion fréquente entre le stylo-bille -inventé avant la guerre- et la commercialisation du modèle de stylo-bille de la marque Bic, plus tardive.

Le principe du stylo-bille a été développé dès la fin du XIXème siècle et breveté en 1938 par un Hongrois, Ladislao José Biró, qui commence à le commercialiser. C'est ensuite le Français Marcel Bich qui rachète le brevet et lance dès 1950 le célèbre modèle "Cristal" de Bic, que l'on utilise encore aujourd'hui, détaille l'INPI (Institut national de la propriété intellectuelle) sur cette page (archivée ici).

Le terme "stylo BIC" est devenu si populaire qu'il en est devenu synonyme de "stylo-bille".

"En soit, Anne Frank aurait même pu écrire au stylo-bille", souligne l'historien Tal Bruttmann à l'AFP (lien archivé ici), "ça ne change rien à l'histoire" de la jeune femme juive et de la Shoah, contrairement aux suggestions "antisémites" véhiculées par la théorie infondée du stylo-bille.

Une trace laissée par des chercheurs

De fait, Anne Frank a utilisé un stylo-plume à encre bleu-gris pour écrire son journal, et parfois de l'encre rouge ou verte, ou des crayons, a attesté en 1986 le Laboratoire judiciaire des Pays-Bas à la suite d'une autre expertise technique.

Les quelques notes au stylo-bille ont été laissées entre les pages par une équipe de graphologues qui, au début des années 1960, était chargée d'authentifier le Journal, rapporte la fondation de la Maison d'Anne Frank sur son site (retrouver l'archive ici).

"Le texte au stylo-bille a été écrit par une tierce personne et non par Anne, et ce plus tard, lors de recherches sur le Journal", confirme à l'AFP Daphne Nieuwenhuijse, cheffe de projet au NIOD, l'Institut néerlandais de Documentation de guerre. Cet institut a participé à la nouvelle expertise du journal de 1986 avec le Laboratoire judiciaire des Pays-Bas.

<span>Les notes de travail retrouvées entre les pages du Journal d'Anne Frank, authentifiées en 1986, selon le site phdn.org qui lutte contre le négationnisme d'où vient cette capture d'écran prise le 12 avril 2024</span>
Les notes de travail retrouvées entre les pages du Journal d'Anne Frank, authentifiées en 1986, selon le site phdn.org qui lutte contre le négationnisme d'où vient cette capture d'écran prise le 12 avril 2024

Notes de travail très distinctes du contenu du journal intime, écriture complètement différente de celle d'Anne Frank (archive ici du site PHDN qui lutte contre le négationnisme) : "Ces écrits au stylo-bille n'ont aucune influence sur le contenu factuel du journal", peut-on lire dans le livre publié à l'issue de ces investigations (voir l'édition française ici, archivée ).

Près de 30 ans plus tard et face à la persistance de la rumeur, la police criminelle allemande publie en 2006 un communiqué de presse (archive consultable ici) pour réaffirmer que le rapport de 1980 "ne peut pas être utilisé pour mettre en doute l'authenticité des journaux d'Anne Frank", assurant se "distancier fortement de toute spéculation allant dans ce sens".

Une allégation antisémite, voire négationniste

"Malgré les preuves irréfutables, l'extrême-droite continue de prétendre que le journal d'Anne Frank est un faux parce qu'une partie aurait été écrite avec un stylo à bille. Que cela soit manifestement faux ne les intéresse pas", a réagit la fondation de la Maison d'Anne Frank à Amsterdam, contactée par l'AFP.

En février 2023, un homme polono-canadien a projeté au laser l'inscription "Ann Frank, inventrice du stylo à bille" sur la maison-musée d'Anne Frank à Amsterdam - écorchant son nom au passage. "Compte tenu de l'énorme signification du Journal d'Anne Frank pour la mémoire de l'Holocauste, cela peut être vu comme une forme de révisionnisme", a jugé le tribunal néerlandais qui a condamné l'homme à deux mois de prison.

<span>A Amsterdam, la maison d'Anne Frank où la jeune fille s'est cachée est aujourd'hui un musée</span><div><span>John Thys</span><span>AFP</span></div>
A Amsterdam, la maison d'Anne Frank où la jeune fille s'est cachée est aujourd'hui un musée
John ThysAFP

Anne Frank comme "inventrice du stylo à bille" : cette formule "ironique" qui vise à "percuter" est largement reprise sur les réseaux sociaux par la "sphère antisémite, voire négationniste", observe l'historienne et politologue Valérie Igounet pour l'AFP (archive ici).

L'antisémitisme est la haine dirigée à l'encontre des Juifs. Le négationnisme est une doctrine antisémite qui prétend que le génocide des Juifs par les nazis pendant la Seconde guerre mondiale n'a jamais existé, en particulier les chambres à gaz.

A la différence de la méthode des historiens et des scientifiques où ce sont "les documents qui parlent", les négationnistes, eux, "partent avec un postulat avant tout et vont interpréter les documents dans le sens qu'ils veulent entendre", explique Valérie Igounet.

Théorisé dès 1948, le négationnisme français s'est davantage fait entendre à la fin des années 1970, notamment par la médiatisation de Robert Faurisson, maître de conférence en littérature qui a notamment donné un cours à la faculté de Lyon intitulé "Le journal d'Anne Frank est-il authentique ?". Le négationnisme est un délit en France depuis les lois mémorielles de 1990, à retrouver ici (lien archivé).

Négationnisme sur les réseaux

Les négationnistes adhèrent à la théorie du "complot juif mondial", explique Valérie Igounet, une thèse complotiste qui prétend que les Juifs cherchent à dominer le monde, une thèse antisémite très ancienne.

"Les théories complotistes de ce genre ont explosé dans les années 2000 avec internet", de vieilles théories négationnistes comme celle du stylo-bille s'en trouvant "réactivées", poursuit l'historienne qui travaille régulièrement avec le site Conspiracy Watch (archive ici).

<span>Capture d'écran d'un extrait de publication Facebook prise le 12 avril 2024</span>
Capture d'écran d'un extrait de publication Facebook prise le 12 avril 2024

L'audience ainsi que les "sphères géographiques [de diffusion de ces mythes] se sont encore plus ouvertes" avec les réseaux sociaux, complète-t-elle. Dans le monde arabe par exemple, la rhétorique du stylo-bille sert à "réactiver tous les stéréotypes" du "complot juif" qui trouve des échos chez certains internautes hostiles à la politique d'Israël. Une publication sur Facebook par un compte appelé "l'Ambassade de Palestine en Tunisie" d'octobre 2018, à retrouver ici, reprend par exemple ce mythe antisémite, parlant du Journal comme de "la plus grande contrefaçon de l'humanité".

Sur X, l'AFP a également retrouvé des images générées par intelligence artificielle censées représenter Anne Frank écrivant son journal avec un stylo-bille qui imitent le style de photographies d'époque en noir et blanc.

<span>Une image générée par intelligence artificielle imite Anne Frank devant son journal avec un stylo-bille</span>
Une image générée par intelligence artificielle imite Anne Frank devant son journal avec un stylo-bille
<span>Une image générée par intelligence artificielle imite Anne Frank portant plein de stylos</span>
Une image générée par intelligence artificielle imite Anne Frank portant plein de stylos

Sur cette première image, les traits sont nettement irréalistes et le nom du créateur est crédité en bas à droite. Sur cette autre image, on peut voir un amoncellement de stylos invraisemblable, et une recherche d'image inversée permet de retrouver sa trace sur un document utilisé par un membre belge du Réseau de sensibilisation à la radicalisation (RAN, financé par l'Union européenne, archive disponible ici). Il a indiqué à l'AFP avoir récupéré cette image à l'automne 2023 sur 4chan, un forum en ligne prisé de l'extrême-droite où les contenus sont peu modérés.

"L'avenir du négationnisme passe aussi par l'intelligence artificielle", estime Valérie Igounet, qui permet de "créer une soi-disant vérité, d'autant que les images percutent encore plus que les mots".

Selon les historiens, entre 5 et 6 millions de Juifs ont été exterminés pendant la Deuxième guerre mondiale.

16 avril 2024 ajoute correction d'une coquille dans une légende et lien vers une source