Comment Atsushi Kaneko, le mangaka le plus punk du Japon, a cassé les codes du manga

Dans le milieu si corseté du manga, Atsushi Kaneko fait figure d'anomalie. Auteur d'œuvres cultes et iconoclastes comme Bambi, Soil, Deathco ou Search and Destroy, cet auteur de 57 ans se démarque en cultivant depuis trente ans sa liberté de ton. Un statut qu'il consolide avec Evol, sorti le 12 avril chez Delcourt/Tonkam, qui détourne les codes du récit de super-héros pour faire écho aux colères de la jeunesse moderne.

"Je ne suis pas du monde du manga à proprement parler", précise Atsushi Kaneko à propos de son rejet des codes traditionnels du manga. "Depuis mes débuts, je suis un peu une pièce rapportée. Dès que j'ai mis un pied dans le manga, mon idée était de tout casser. Le résultat aurait été strictement le même si j’avais évolué dans un autre domaine. Cet appétit pour la destruction a été le moteur de ma création."

"Il y a un monde du manga assez mainstream qui est corseté, très axé sur le marketing, mais en parallèle de ça, il y a des espaces où on peut bouger plus librement", poursuit-il. "J'ai la chance d'évoluer là, et de pouvoir m'exprimer comme bon me semble. Ce carcan découle aussi du fait que beaucoup d'auteurs ont tendance à estimer qu'il est nécessaire pour eux de s'autocensurer pour entrer dans un certain moule."

"La beauté dans le sang qui coule"

Avec ses histoires ultra-violentes, qui feraient passer Tueurs nés d'Oliver Stone pour un film pour enfants, Atsushi Kaneko se refuse justement à toute forme d'autocensure. Ses histoires, souvent comparées à celles de Quentin Tarantino, mettent le plus souvent en scène des adolescents et des adolescentes qui cherchent à se libérer des contraintes imposées par la société, et d'adultes au physique monstrueux voulant les tuer.

Profondément inquiet de l'évolution du monde, il s'est donné pour mission d'aborder plus ouvertement les travers de la société dans ses mangas, pour justement aider les adolescents. "C'est un âge où l'on se met beaucoup de limites, où on a tendance à se refermer sur soi-même." Avec Evol, il veut leur montrer "qu'une multitude de chemins s'offrent à eux": "Au-delà des super-héros, Evol parle du désespoir de la jeunesse."

Le déclic s'est produit au début de la décennie. "Cette montée de nouveaux conflits, cette tendance des extrêmes à prendre de plus en plus d’ampleur [m'inquiète]. Il y avait vraiment une urgence à parler de cette situation de manière plus franche. Il était temps pour moi d'exprimer plus franchement ma colère, d'exprimer ce que j'avais à l'intérieur de moi."

Son dessin témoigne de cette colère: cervelles éclatées, visages couverts de sang, colonnes vertébrales détruites sont omniprésents dans ses récits. "Je n'ai pas de tropisme particulier pour ça, mais quitte à les dessiner, j'ai envie de leur donner une certaine esthétique. Il y a une certaine beauté dans le sang qui coule." Il privilégie aussi les aplats de noir, pour donner l'impression que ses héros sortent des ténèbres.

Une œuvre devenue plus accessible

Paradoxalement, le mangaka a aussi appris au fil des années la retenue. Marqué à jamais par le punk rock, qui lui a donné très tôt envie de "briser toute forme de moule", il reconnaît avoir eu du mal à canaliser cette énergie dans Bambi, une de ses premières œuvres, que l'éditeur IMHO vient de ressortir en France. "Je trouve que c’est le bordel, tant au niveau du scénario que du dessin. C'est un peu brouillon."

"J'avais un problème de technique à l'époque de Bambi", confesse-t-il. "Je n'avais pas encore les moyens techniques nécessaires pour suggérer certaines choses. Il y avait toujours quelque chose de très cru dans la violence. Dans Evol, elle est aujourd’hui représentée de manière plus détournée, avec le souci de laisser plus de place à l'imagination du lecteur."

Depuis son passage au numérique, son trait a gagné en délicatesse et en précision. "Il y a une vraie légèreté", acquiesce-t-il. "Avec le numérique, il est plus simple de corriger mon trait. C'est devenu plus confortable." Son œuvre est aussi devenue plus accessible et son public s'est élargi. "Beaucoup de gens qui n'avaient jamais lu du Kaneko lisent Search and Destroy et Evol", salue son éditeur, présent lors de l'interview.

"Le numérique m'a aussi libéré"

Ces changements reflètent aussi sa vie "très, très rangée". Il n'a "pas beaucoup d'amis mangakas", et se concentre sur son art. "J'ai un quotidien qui n'est absolument pas punk! Le matin, c'est réveil à 7 heures et running, tous les jours." Puis il se met au travail. "L'objectif quotidien est de dessiner deux pages complètes, du dessin préparatoire à l’encrage final. En général, j'atteins l'objectif vers 19 ou 20h. Puis je bois un coup!"

Ses sessions de travail sont rythmées par de la musique. "À chaque série, quand je commence à réfléchir au scénario, je me mets dans une ambiance en écoutant des morceaux précis. Dans le cas de Search and Destroy, c'était évidemment la chanson du même nom d'Iggy Pop. Pour Evol, c’était The End of the World de Skeeter Davis, des musiques électriques et du hip hop expérimental."

Ce rythme lui permet de peaufiner chaque page. Après trente ans de carrière, il ne montre aucun signe de faiblesse, malgré une petite fatigue aux yeux. "Le passage au numérique a été salvateur. Je n'ai à me plaindre d'aucune douleur particulière à la main. Le numérique m'a aussi libéré de la pression psychologique de l'échec. Je peux recommencer autant que je veux chaque trait. Ça a révolutionné ma vie."

"Toujours une forme de regret qui persiste"

Mais Atsushi Kaneko reste un artiste torturé, en perpétuelle hésitation, jamais satisfait de son travail. "Je n'ai pas l’occasion de prendre beaucoup de congés, mais je pense que si j'avais trop de temps devant moi, je tomberais dans une sorte d’angoisse existentielle. Le fait de continuer à travailler est plutôt salvateur." Cinq tomes d'Evol sont déjà parus au Japon. Il envisage "idéalement" d'en faire huit.

Fidèle à ses idéaux punk, il ne peut pas s'arrêter de penser et de créer. "Je me lasse extrêmement vite. Je suis toujours à la recherche de nouveauté. À chaque fois que j’entame une nouvelle production artistique, mon objectif est de faire quelque chose que je n'ai jamais tenté auparavant. Une fois qu'Evol arrivera à son terme, l'idée est d’aller chercher quelque chose que je n'ai encore jamais expérimenté."

Que lui reste-t-il à accomplir? "Je donne mon maximum à chaque fois, mais je n'ai jamais l'impression de vraiment réussir à accomplir quoi que ce soit. Il y a toujours une forme de regret qui persiste. Si je devais tendre vers quelque chose, ce serait de réussir à n'avoir plus de regret sur quoi que ce soit. J’ai le sentiment que je peux toujours faire mieux que ce que je fais pour l’instant."

Le chemin est long pour se libérer de ses regrets. D'autant que certains sont même tatoués sur son corps. Atsushi Kaneko a sur le bras un tatouage de la plante carnivore de La Petite boutique des horreurs, dessiné par ses soins. "Se faire tatouer un dessin de soi, c'est forcément un truc qu'on regrette à un moment donné. Aujourd'hui je dessine beaucoup mieux que ce que j'avais fait à l'époque! Mais ça fait partie de mon histoire. Donc je l'accepte."

Article original publié sur BFMTV.com