Astra Taylor : “Il faut lutter contre l’insécurité fabriquée”

Depuis 2020, les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des nouvelles richesses produites dans le monde, soit presque deux fois plus que les 99 % restants. Au début de l’année dernière, on estimait que seulement 10 milliardaires – des hommes – possédaient six fois plus de richesses que les 3 milliards de personnes les plus pauvres du monde. Aux États-Unis, plus de 70 % des actifs du pays sont concentrés entre les mains des 10 % des ménages les plus fortunés.

Des statistiques comme celles-là sont consternantes, mais elles ne nous surprennent plus. Depuis que le mouvement Occupy Wall Street a mis sur le devant de la scène la question des inégalités, il y a plus d’une décennie, le sujet est sur toutes les lèvres. Il a été au cœur des campagnes menées par [le sénateur socialiste du Vermont et candidat à la présidentielle de 2016] Bernie Sanders, il a réorienté les travaux de recherche et les politiques publiques et il continue de galvaniser les mouvements de protestation. La crise des inégalités, si elle méritait assurément qu’on s’y attarde, n’a pourtant pas suffi à changer les choses.

Pour comprendre la vie économique contemporaine, il faut adopter un cadre plus large et réfléchir à l’insécurité. Alors que l’inégalité nous invite à regarder vers le haut et vers le bas, à constater les extrêmes – l’indigence et l’opulence –, l’insécurité nous encourage à tourner le regard de côté.

Enjeu “personnel et politique”

Alors que l’inégalité se traduit par des statistiques, l’insécurité exige que l’on parle de sentiments. Pour reprendre une expression féministe, on pourrait dire que l’enjeu est aussi “personnel que politique”. J’en suis venue à réaliser avec le temps que les problèmes économiques ont aussi une dimension émotionnelle : l’humiliation quand on reçoit l’appel d’un agent de recouvrement, la montée d’adrénaline quand on doit payer le loyer ou l’hypothèque, l’appréhension quand on songe à la retraite.

Et contrairement à l’inégalité, l’insécurité ne s’explique pas seulement par la disparité entre nantis et démunis. Son universalité montre à quel point la souffrance inutile est largement répandue, même parmi ceux qui semblent s’en sortir assez bien. On est tous, à des degrés divers, accablés et inquiets de ce que l’avenir nous réserve. On est sur nos gardes, anxieux, incomplets et vulnérables. Pour s’en sortir, on se démène, on essaie de se protéger contre des menaces potentielles. On travaille dur, on consomme beaucoup, on s’agite, on décroche des diplômes, on épargne, on investit, on suit des régimes, on s’automédicamente, on médite, on fait du sport et on s’applique des crèmes exfoliantes.

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