André Masson, peintre de la cruauté, en gouttes de sang à Metz

Des visiteurs devant un des tableaux de l'exposition "André Masson, il n'y a pas de monde achevé", au centre Pompidou de Metz, le 27 mars 2024 (JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN)
Des visiteurs devant un des tableaux de l'exposition "André Masson, il n'y a pas de monde achevé", au centre Pompidou de Metz, le 27 mars 2024 (JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN)

Il ne s'est jamais remis des tranchées: pionnier du surréalisme, inventeur de l'automatisme, André Masson a peint comme nul autre la cruauté du XXe siècle, dont les gouttes de sang balisent une rétrospective majeure à Metz.

Moins connu que Dali malgré une imagination tout aussi fantastique, Masson "est un génie", résume la commissaire d'exposition Chiara Parisi, également directrice du centre Pompidou-Metz. Entre ses tableaux de sable et sa technique du "dripping", "il a créé un nouveau langage" allant jusqu'à la science-fiction.

Des horreurs de 14-18 en passant par la guerre d'Espagne, la corrida ou les abattoirs, André Masson (1896-1987) a regardé en face la violence du monde avant de la restituer sur ses toiles, comme pour exorciser un passé qui ne passe pas.

"Il a été confronté aux pires horreurs" dans les tranchées, où il a été préposé au nettoyage, rapporte Elia Biezunski, chargée de recherche pour l'exposition "André Masson, il n'y a pas de monde achevé", qui s'ouvre vendredi à Metz et dure jusqu'au 2 septembre.

Gravement blessé en 1917, il est traîné par un camarade jusqu'à un trou d'obus où il passe des heures en compagnie d'un soldat allemand mort. Masson racontera "qu'il éprouve beaucoup de sympathie pour ce cadavre, en se disant que dans quelques heures il lui ressemblerait", témoigne Mme Biezunski.

D'hôpital en hôpital, le jeune blessé finira par atterrir en institution psychiatrique, avant d'être réformé.

Dans cette terre lorraine marquée par la guerre, "on sait qu'il va être compris ici", prédit Mme Parisi.

- Erotisme et viscères -

Après guerre, sous l'influence du cubisme, Masson produit des œuvres d'apparence douce aux teints pastel, mais le traumatisme du conflit transparaît dans "Le cimetière" (1924), avec ses branches d'arbres tortueuses et son soleil qui évoque plutôt une fusée éclairante.

A la même époque, le jeune peintre fait du surréalisme avant même la publication par André Breton du premier "Manifeste" du même nom, dont on célèbre le centenaire cette année.

Ses tableaux se vendent, parfois à des clients célèbres comme Ernest Hemingway.

Dès 1923, Masson invente "l'automatisme": la technique consiste à faire le vide en soi avant de laisser libre cours à son pinceau puis de reconnaître ce que l'inconscient a dicté. Le résultat: beaucoup d'érotisme et de viscères.

Dans les années 1930, il réalise une série de "Massacre", des enchevêtrements de corps qui sont mal vus à l'époque. "Les gens le prennent pour un fou", relève Mme Biezunski. Lui-même ne comprend pas ce qui choque: "Pourquoi est-ce mal de montrer ce qui était notre quotidien à tous il y a quelques années ?".

L'artiste s'en va cultiver son inspiration... aux abattoirs, d'où il rapporte des toiles lumineuses et presque gaies, si ce n'est une tache rouge, le sang que l'on va suivre désormais dans nombre de ses œuvres.

"Je suis un pessimiste gai", dira-t-il.

- Cri d'un âne -

Affolé par les émeutes fascisantes du 6 février 1934 à Paris, il choisit l'exil en Espagne... où le rattrape la guerre civile. Masson met en scène "En revenant de l'exécution": un condamné décapité est allongé sur une terre imbibée de sang, derrière ses bourreaux impassibles. Un âne pousse un cri effrayant, comme s'il était seul de la scène à ressentir des sentiments humains face à la barbarie légale.

Rentré en France, le peintre fuit l'occupation en 1941 et s'installe quatre ans aux Etats-Unis, où il influencera de jeunes artistes comme Jackson Pollock. Ce dernier adoptera sa technique du dripping consistant à laisser goutter sa peinture ou à la projeter sur la toile.

Amateur de philosophie, de calligraphie chinoise, ami des plus grands, artiste complet -il peint en musique- Masson est passionné de psychanalyse, dont il discute avec Jacques Lacan, son beau-frère (qui fait l'objet d'une autre exposition au centre Pompidou-Metz).

C'est peut-être cet éclectisme qui le rend inclassable et beaucoup moins connu qu'un Dali, suppose Mme Biezunski.

Ses tableaux n'en sont pas moins présents dans les grands musées du monde, du Reina Sofia de Madrid au Guggenheim de New York, parmi ceux qui ont prêté des œuvres à Metz. L'exposition est la plus grande consacrée au peintre depuis une rétrospective du Moma, qui en 1976 avait voyagé jusqu'au Grand Palais.

bar/gvy