« Anatomie d’une chute » : entretien avec Justine Triet, qui veut « inverser les codes de représentation » avec son film

« J’ai écrit ce rôle pour cette chose insaisissable qu’elle incarne » - Justine Triet à propos de Sandra Hüller.
« J’ai écrit ce rôle pour cette chose insaisissable qu’elle incarne » - Justine Triet à propos de Sandra Hüller.

CINÉMA - Après son triomphe à Cannes, récompensé de la Palme d’or, Anatomie d’une chute de Justine Triet sort au cinéma mercredi 23 août. Sandra, Samuel et Daniel, leur fils malvoyant de onze ans, vivent dans un chalet perdu au milieu des Alpes françaises. Lorsque Samuel est retrouvé mort après une chute du deuxième étage, une enquête est ouverte et Sandra devient suspecte. Est-ce un accident, un suicide ou un meurtre ?

Entre les quatre murs du tribunal, le procès va devenir celui d’une femme un peu trop libre, trop accomplie, trop froide pour ne pas être coupable. Anatomie d’une chute questionne avec brio notre rapport à la vérité et les dérives morales du système judiciaire. Mais le film dissèque surtout le couple sous tous ses aspects, jusqu’à sa recherche d’égalité.

Avec ce quatrième long métrage, Justine Triet signe un thriller intelligent, qui tient le spectateur en haleine longtemps après que lumières se sont rallumées. La réalisatrice a répondu aux questions du HuffPost.

L’histoire démarre avec une chute physique qui provoque la mort de Samuel. Mais votre film raconte surtout la chute d’un couple. Pourquoi avoir choisi ce format de film procès, où le mari est absent, pour parler de vie conjugale ?

Déjà j’adore les films procès, même en tant que spectatrice. Et c’était une façon d’étudier le couple autrement qu’avec le côté très français, frontal, presque naturaliste. J’avais besoin d’être dans un film de genre. Il y a deux types de films procès : celui où on est perdu au début et on va tout comprendre d’ici la fin, et celui où on reste sur du manque. Là on ne saura pas exactement ce qu’a constitué ce couple, on essaiera de le savoir en se focalisant sur des éléments très précis, certains sonores, qui sont comme des matières brutes vivantes de ce qu’ils ont vécu. Et on va les analyser, les autopsier.

Si je m’intéresse autant au judiciaire, c’est parce que c’est l’endroit où on essaie d’organiser et de comprendre le chaos de nos vies. Le combat civilisé du tribunal se confronte au combat plus pulsionnel de ce qu’il se passe à la maison, c’est ce miroir entre ces deux huis clos qui m’a passionné.

Sandra et Samuel sortent du schéma du couple hétéro normatif. C’est elle l’autrice à succès, lui qui s’occupe davantage de leur fils, elle revendique un besoin d’avoir des rapports sexuels, lui n’en veut plus… C’était important pour vous décrire un rôle de femme puissante qui ne tombe pas pour autant dans le stéréotype de la mauvaise mère trop carriériste ?

J’ai toujours créé des personnages de femmes plutôt complexes, qui n’ont pas juste deux interrogations dans la vie — avoir ou pas un enfant et être une bonne épouse ou avoir un bon travail. Pour moi, c’est très important. Et oui, là j’inverse les codes de représentation des hommes et des femmes en la plaçant plutôt dans une posture de domination par rapport au couple basique. Je pense que je m’en amuse, je lui fais dire certaines choses qui seraient profondément misogynes si je les faisais dire à un homme.

Je montre aussi un point de vue moral de la société qui juge cette femme parce qu’elle assume de prendre de la place sans demander l’autorisation. Là où il n’y a pas assez de preuves pour savoir si elle a tué ou non son mari, on va aller disséquer sa façon de vivre, sa sexualité, les livres qu’elle écrit, sa façon d’être ou pas une bonne mère, une bonne épouse. Je pense qu’elle est un peu plus malmenée parce qu’elle est libre. C’est à mon avis malheureusement assez représentatif de notre société.

Sandra n’est pas pour autant irréprochable et son attitude ne provoque pas toujours l’empathie. Est-ce que vous avez cherché à jouer avec les propres préjugés des spectateurs, pour qu’on la juge nous aussi ?

Je ne fais pas des films édifiants et même si j’aime montrer des personnages féminins sous des formes qu’on n’a pas forcément vues, je m’inscris contre l’idée de faire des films à thèse. Sandra c’est quelqu’un qui fait comme elle peut dans une situation hors norme, extrêmement violente, où toute sa vie privée est affichée dans l’espace public et devant son enfant.

C’est très important pour moi de créer des personnages qui ne soient pas parfaits. On l’a fait pendant des centaines d’années en montrant des hommes dans la littérature ou dans le cinéma qui étaient imparfaits et qu’on aimait énormément.

Sandra Hüller incarne une écrivaine soupçonnée d’avoir tué son mari et dont la vie privée devient l’objet d’un procès ultra médiatisé.
Sandra Hüller incarne une écrivaine soupçonnée d’avoir tué son mari et dont la vie privée devient l’objet d’un procès ultra médiatisé.

Comment avez-vous travaillé avec l’actrice Sandra Hüller pour montrer à la caméra la complexité de son personnage, si difficile à cerner ?

Sandra a été le moteur de l’écriture. J’avais déjà travaillé une fois avec elle, et je pense que j’ai écrit ce rôle pour cette chose insaisissable qu’elle incarne. Je n’aime pas le mot mystère, c’est toujours un peu galvaudé pour les actrices, mais elle porte en elle quelque chose d’opaque, un mélange de très grande humanité et de froideur par moments. Je m’en suis servi, je l’ai cultivé.

Par contre, je lui ai demandé l’inverse de ce qu’on demande souvent aux acteurs pour les thrillers, c’est-à-dire de jouer comme dans un documentaire. Je voulais vraiment inscrire le film en France, ne pas copier les Américains et avoir quelque chose de très cru, très simple comme incarnation.

Tout au long de votre film, on se demande si cette femme est coupable ou innocente. Et si même si le verdict du procès est révélé, on ne saura finalement jamais vraiment ce qu’il s’est passé, non ?

Ça a été un enjeu dès l’écriture, mais aussi au tournage et au montage, de garder cet équilibre le plus longtemps possible sur l’impression de culpabilité ou d’innocence que l’on ressent en tant que spectateur. On a organisé plein de projections avec des gens qui ne connaissaient rien du film pour qu’ils puissent nous dire « là, je trouve qu’elle a l’air trop coupable ». Le film pose, je pense, une question plus ample que « l’a-t-elle tué ? ». Il y a aussi l’idée de « peut-on être responsable sans être coupable », et « peut-on être coupable sans être responsable ».

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