Pour Alexandre Astier, l’IA et ChatGPT ne menacent pas fondamentalement la création artistique

Alexandre Astier a livré au HuffPost son point de vue sur l’influence que pourrait avoir l’intelligence artificielle par rapport à la création artistique (photo prise en juin 2022 au Festival du Cinéma & Musique de Film de La Baule).
Alexandre Astier a livré au HuffPost son point de vue sur l’influence que pourrait avoir l’intelligence artificielle par rapport à la création artistique (photo prise en juin 2022 au Festival du Cinéma & Musique de Film de La Baule).

Alors que les scénaristes d’Hollywood se sont mis en grève pour alerter sur leur crainte d’être remplacés par des intelligences artificielles, le créateur de Kaamelott livre au HuffPost son point de vue sur le débat.

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE - « Le cinéma doit être créé par des êtres humains et nous amener à réfléchir. » Président du jury du festival de Cannes 2023, le réalisateur suédois Ruben Östlund a eu ces mots lors de la cérémonie d’ouverture, mardi 16 mai. Une référence à l’influence des algorithmes dans la consommation des films et séries, mais aussi au mouvement de grève des scénaristes à Hollywood, notamment motivé par la crainte des auteurs de se faire remplacer par des intelligences artificielles comme ChatGPT.

Une perspective sur laquelle Le HuffPost a interrogé Alexandre Astier, auteur emblématique de la série Kaamelott et de ses adaptations sur grand écran, mais aussi d’Astérix : le Secret de la potion magique. Un artiste complet, qui raconte son besoin de ressentir la « souffrance » motivant la création, et évoque les limites structurelles de l’IA.

Que vous inspire l’arrivée de l’intelligence artificielle par rapport à votre métier d’auteur, de scénariste ?

Ça ne change pas grand-chose. Et en tout cas, même si j’écoute les spécialistes qui nous mettent en garde contre des choses possiblement très graves au niveau global, je n’ai pas peur.

Pour ce qui est de mon métier, je trouve pour commencer que l’IA dit beaucoup de bêtises. Si l’on parle de ChatGPT, il se contredit, avance des choses comme des vérités puis revient dessus une fois qu’on lui a expliqué que c’était faux. Il va vous répondre « Ah oui pardon, je me suis trompé » et se corriger. Mais si on le questionne quinze fois de suite, on peut arriver à quinze « pardon je me suis trompé ». Et c’est logique puisqu’il est nourri de choses vraies, mais aussi de fausses. Si c’était une vraie conversation, on arrêterait très vite de parler avec une personne comme ça.

Pour le moment, ChatGPT a tout de même de grands talents, et notamment cette érudition fixe et figée. Il est relativement encyclopédique, pour peu qu’on n’aille pas chercher uniquement chez lui. Il est par exemple toujours moins bon que le dictionnaire de l’Académie française ou le Grevisse sur la grammaire.

Je trouve par ailleurs qu’il est extrêmement utile pour le débogage en programmation informatique. Quand on lui envoie un morceau de code qui ne fonctionne pas, il est vraiment très efficace. Mais c’est parce que c’est du code : on est sur un résultat fixe, qui n’évolue pas ou en tout cas sur lequel il est à jour. Et tout cela est accompagné d’un dialogue, d’une explication relativement bien formulée, son discours est très agréable, il est capable de garder les informations en mémoire et de vous rappeler un élément de la discussion intervenu cinq questions plus tôt.

« Qu’est-ce qu’un auteur ? Qu’est-ce qu’un auteur qui fait partie d’un pool d’auteurs ? Qu’est-ce qu’un geste artistique ? L’IA nous oblige à nous poser ces questions. »

Pour en revenir à la question de l’écriture du scénario, vous ne considérez donc pas qu’il peut y avoir une menace pour les auteurs ?

Je pense que c’est exactement ce qu’il nous fallait pour que l’on s’interroge sur ce qu’est un scénariste. Si l’on considère que c’est un mec ou un groupe de personnes réunies pour fournir ce qu’une chaîne ou une plateforme demande, alors oui, le scénariste est remplaçable.

Mais si l’on se dit que c’est un auteur, avec une langue, un verbe, un style, une façon, un artisanat, et que l’on respecte chez cet auteur ses défauts, le fait qu’il écrive avec une déchirure, une souffrance, qu’il nous montre ce qu’il a dans le ventre, alors l’auteur devient résolument inimitable. D’ailleurs, si un producteur ou un studio conteste ces erreurs à un auteur, il faut avoir le courage de les garder : on ne risque rien si on fait son métier pleinement.

Le fruit d’un auteur, que ce soit un texte ou un script, doit tout contenir de ce qu’est l’auteur. Parce que la création, c’est un acte humain. Un auteur ne peut d’ailleurs même pas être corrigé par un autre auteur, qui ne saurait rien de la souffrance, de la déchirure, à l’origine de la création. Alors face à cette déferlante d’employeurs potentiels qui cherchent à fabriquer une offre, qu’est-ce qu’un auteur ? Qu’est-ce qu’un auteur qui fait partie d’un pool d’auteurs ? Qu’est-ce qu’un geste artistique ? L’IA nous oblige à nous poser ces questions.

Du fait même de son fonctionnement, l’intelligence artificielle est nourrie par les créations passées. Est-elle incapable d’imaginer, d’innover ?

L’IA est censée pouvoir imiter. Dans l’étude de la composition musicale par exemple, on ne se pose jamais la question : on copie. Parce que c’est comme ça que l’on apprend. On fait « dans le style de Bach », « dans le style de Chopin » ou de Haydn… Parce que ce sont des gens qui ont apporté une grammaire, une façon de faire, un artisanat. Bach est complètement copiable dans la mathématique de sa musique. Mais y a-t-il pour autant d’autres Bach ? Non. Si mille étudiants peuvent écrire une fugue « à la manière de » Bach, ce que fait Bach sera toujours imprévisible pour une IA. Il manquerait à un Bach généré par une IA la déchirure d’artiste derrière la technique.

« Si une IA crée quelque chose de bouleversant, personne n’aura souffert pour le créer et donc je pense que je n’en aurai rien à faire. »

L’IA ne peut donc pas créer de l’art ?

Assister à une œuvre, au travail d’un artiste, être touché par une œuvre, c’est être touché par le fait qu’un humain se soit fendu d’un geste cousin du nôtre. On y reconnaît un acte humain qui nous amène à une compréhension qu’on n’a pas eu le temps d’avoir soi-même, on reconnaît le chemin pratiqué par un confrère ou une consœur. Mais si une IA crée quelque chose de bouleversant, personne n’aura souffert pour le créer et donc je pense que je n’en aurai rien à faire.

Si une intelligence artificielle se mettait à créer de la musique en ayant été nourrie avec tout ce qui existe, il pourrait en ressortir quelque chose de nouveau. Mais pour autant, y aurait-il le début de quelque chose ? Il faut se demander quel est le vecteur de notre inventivité. Qu’est-ce qui fait par exemple que Chopin s’autorise des dissonances que ses prédécesseurs ne s’autorisaient pas ? D’où vient cette autorisation ? Ce vecteur de la nouveauté ? C’est le besoin d’exploration, une envie pas sage, provocatrice. Ce qui nous pousse à essayer de nouvelles choses, c’est ce besoin d’être en dilemme avec l’académisme, de se servir de l’académisme et de la rejeter en même temps.

Et ce sont des vecteurs fondamentalement humains. Alors avec l’intelligence artificielle, la nouveauté existera peut-être, mais elle ne m’intéresse pas. C’est le moteur qui m’intéresse. Avec l’IA, il manquerait une souffrance, ce en quoi l’invention d’une œuvre est une réponse à une déchirure, à un questionnement humain.

Et si l’IA venait à progresser ?

Pourquoi l’être humain avance-t-il aussi vite ? Parce qu’il invente des histoires fausses et qu’il a la capacité à les croire vraies le temps d’une œuvre. Il se nourrit du vrai comme du faux. L’IA pourra être bluffante, et à des niveaux que l’on n’imagine pas encore, mais pendant longtemps encore je pense que ça restera uniquement du bluff.

VIDÉO - Alexandre Astier évoque la scolarité de ses enfants dans En Aparté