Sur Agri’écoute, ligne d’écoute pour les agriculteurs, les psychologues soulignent une « crise de reconnaissance »

Depuis 2014, un service d’écoute téléphonique, nommé Agri’Écoute, existe pour permettre aux agriculteurs en détresse d’appeler à l’aide et de dialoguer de manière anonyme avec un psychologue.
SimonSkafar / Getty Images Depuis 2014, un service d’écoute téléphonique, nommé Agri’Écoute, existe pour permettre aux agriculteurs en détresse d’appeler à l’aide et de dialoguer de manière anonyme avec un psychologue.

AGRICULTURE - C’est l’une des premières causes de décès des agriculteurs. Selon la MSA, la sécurité sociale agricole, il existe 31 % de suicides en plus dans cette profession que dans le reste de la population. Depuis 2014, un service d’écoute téléphonique, nommé Agri’écoute, existe pour permettre aux agriculteurs en détresse d’appeler à l’aide et de dialoguer de manière anonyme avec un psychologue.

Depuis 2021, c’est le cabinet Empreinte Humaine, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux au travail, qui gère les appels au 09.69.39.29.19. Les règles de confidentialité rendant impossible la réalisation d’un reportage auprès des psychologues, sa responsable a bien voulu répondre aux questions du HuffPost.

« Ces dernières semaines et mois, nous avons fait face à un pic d’appels liés au mouvement des agriculteurs, nous confirme Sophie Cot Rascol, psychologue responsable d’Agri’écoute. Beaucoup d’agriculteurs ont appelé pour s’exprimer, dire qu’ils étaient solidaires de ce mouvement et combien ils sont pris par une vraie crise de reconnaissance. »

Pour cette psychologue, l’émergence de la colère du monde agricole n’est pas une surprise. « On entendait déjà tout cela exister de manière individuelle et ce mouvement plus collectif, sans faire de politique, au sens de la dimension humaine, a une valeur salutaire, souligne-t-elle. Cela leur fait du bien psychologiquement de ne pas se sentir seuls et partager autour de difficultés et aussi peut-être de solutions. »

« Le sentiment de n’être pas suffisamment considérés »

Les raisons pour lesquelles les agriculteurs en détresse composent le numéro sont toujours « multiples et combinées ». « C’est une accumulation de pressions économiques, administratives, de cadre légal et de règles auxquelles ils doivent se conformer, de crainte de l’avenir… énumère-t-elle. Il y a vraiment cet empilement avec ce sentiment de n’être pas entendus dans leur réalité, pas suffisamment considérés, un peu délaissés… »

Pour elle, le mouvement a eu un effet positif : celui de libérer la parole de certains, au sein d’une population peu encline à verbaliser le fait d’être en difficulté. « De voir que d’autres vivent la même situation, d’en parler entre eux et de se comprendre… Cela fait un peu tomber cette forme de “honte” à dire que l’on vit un moment compliqué, cette culpabilisation de penser que ce sont eux qui ne s’en sortent pas », développe Sophie Cot Rascol.

« Ce qui est positif, c’est que certains le verbalisent. Le gros “facteur de risque” des agriculteurs, c’est qu’ils ont tendance à ne pas parler d’eux et de leur profession, avec un risque fort d’isolement. Et l’isolement contribue très fortement au mal-être et par extension au risque de suicide », ajoute-t-elle.

« La nuit, les idées noires se manifestent plus fortement »

La ligne d’écoute, derrière laquelle on retrouve une vingtaine de psychologues, est dédiée aux exploitants agricoles et aux salariés du milieu agricole. Elle parvient à répondre à 96 % des 321 appels, en moyenne, mensuels (contre 300 en 2021). Les deux tiers proviennent d’exploitants agricoles, souvent isolés. 53 % d’entre eux sont des hommes. En 2023, ce sont les 41-50 ans qui appellent le plus (28 %). Les 51-60 ans arrivent juste après.

Les agriculteurs qui composent le numéro d’appel sont directement mis en relation avec un psychologue de l’équipe, formé à la détection et gestion des risques suicidaires. L’entretien est strictement confidentiel. Il dure en général 45 minutes, après quoi les professionnels peuvent proposer un deuxième rendez-vous. Car si certaines fois, un appel unique suffit à soulager la personne et à désamorcer sa détresse, l’option d’être suivi sur plusieurs entretiens - jusqu’à cinq -, par le même psychologue, est possible, gratuitement.

La ligne est fonctionnelle 7 jours/7 et 24h/24. Ce sont les appels de nuit qui sont les plus difficiles. « C’est le moment où les montées d’angoisse, voire les idées noires, se manifestent plus fortement, souligne Sophie Cot Rascol. On essaye de faire redescendre la pression psychologique et d’éviter les passages à l’acte. » Le psychologue évalue les risques et si le passage à l’acte est imminent, il appelle les urgences. En 2023, le SAMU a été sollicité cinq fois par la ligne d’écoute.

Depuis 2021, un tchat existe également pour recueillir la parole des agriculteurs, même si « le téléphone reste le central ». En général, les agriculteurs préfèrent rester anonymes. « C’est vraiment quelque chose qui les sécurise et qui les aide à passer le cap, confirme-t-elle. Ils choisissent des pseudos. Notre rôle, c’est de les amener à déculpabiliser et à solliciter les aides qui existent, sous leurs réelles identités. »

L’angoisse de la transmission

Dernièrement, la psychologue a vu une nouvelle préoccupation émerger : celle de la transmission de l’exploitation agricole. « Ils sont nombreux à s’interroger sur qui sera le repreneur, car personne ne s’impose dans leur entourage, avec une conscience que les jeunes qui veulent s’installer rencontrent beaucoup de difficultés administratives et d’accès à l’emprunt. Cela crée de l’anxiété et aussi une forme de colère », expose-t-elle.

Les agriculteurs sont souvent marqués par le suicide d’un proche ou de quelqu’un dans le voisinage. « C’est presque comme une épée de Damoclès qui pèse sur ceux qui sont déjà fragilisés psychologiquement, qui peuvent se demander si ce n’est pas le destin qui les attend… Une sorte de peur de contagion », alerte Sophie Cot Rascol.

Pour les psychologues, l’outil majeur déployé pour « faire descendre la pression », c’est la « valorisation ». « Nous le faisons d’ailleurs de manière tout à fait légitime ! précise-t-elle. Ramener de la valeur autour de leur métier, de leur personne, faire en sorte qu’ils voient à nouveau qu’ils contribuent à la société, à leur famille. Parce que lorsque l’on est noyé par les difficultés s’installe facilement un sentiment de n’être utile à personne, de ne servir à rien, de se tromper, de ne faire que des erreurs… »

À l’issue de l’appel, les personnes peuvent être orientées vers l’une des trente-cinq « cellules pluridisciplinaires de prévention », gérées par les caisses de la sécurité sociale agricole et réparties sur tout le territoire. Les agriculteurs peuvent y trouver, répartis localement, assistants sociaux, médecins, conseillers techniques, médiateurs… En fonction de leur situation.

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